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La Lettre culturelle franco-maghrébine de Coup de Soleil Auvergne, 81e édition

lundi 6 novembre 2023, par Michel Berthelemy

Ce mois-ci, des livres, des BD, des films et un pod-cast.

« TERMINUS BABEL » par Mustapha Benfodil, roman, éditions Macula, 2023

Dans cet ouvrage, c’est un livre qui parle et qui se révèle même très bavard car il a beaucoup à dire. Ce livre a un nom : K’tab. A la suite d’une mésaventure domestique, K’tab a complétement cessé d’être présentable et convoité comme il l’était auparavant par d’éventuels lecteurs et lectrices ; son apparence devenue défectueuse en a fait un objet de rebut, et le voilà donc condamné au pilon. Mais la menace va être déjouée et un millier de livres vont être épargnés, au moins provisoirement, échappant ainsi à l’affreux broyage qui semblait être leur immédiate destinée.
Evidemment Mustapha Benfodil choisit selon ses goûts et affinités les autres livres et leurs auteurs . Mais au-delà de la bibliothèque idéale que chacun se constitue comme précieux accompagnement de sa vie, on voit apparaître l’idée que ce monde des livres devrait s’organiser selon une logique qu’il s’agirait d’inventer. Le rêve de cette bibliothèque à la fois exhaustive et pourtant infinie est emprunté à un auteur que tous les amoureux fervents (et quasi mystiques) des livres se reconnaissent sans doute pour maître, l’Argentin Jorge Luis Borgès qui travailla à la bibliothèque de Buenos Aires et dont l’œuvre la plus connue est une nouvelle qui s’intitule justement « La bibliothèque de Babel » ; elle est de 1941, et incluse dans son recueil« Fictions ». L’univers du livre s’y avère vertigineux et propre à susciter les plus étonnantes imaginations.
Mustapha Benfodil se réfère souvent à un groupement d’écrivains qui s’est donné le nom d’Oulipo : ouvroir de littérature potentielle. A son origine se trouvent des écrivains et poètes tels que Raymond Queneau, un autre nom célèbre parmi les participants est celui de Georges Pérec et s’il y a une idée à retenir de celles qu’ils se font sur la littérature, c’est que celle-ci ne peut naître que de contraintes, définies par les écrivains eux-mêmes, qui choisissent de se les imposer.

« MON FANTÔME » par Mehdi Ouraoui, roman, éditions Fayard, 2023

C’est un premier roman, dont le personnage principal s’appelle Mehdi, comme l’auteur. Ce n’est pourtant pas autobiographique, ce qui est une première singularité dans la littérature écrite en France par des gens qu’on désigne parfois comme « de la deuxième génération ». Cette formule veut dire que leurs parents étaient encore très proches de leur origine maghrébine, en sorte qu’eux, leurs enfants, même destinés à une vie complètement différente, n’ont pu manquer d’en être partiellement imprégnés, et c’est généralement cela qu’ils veulent raconter.
Chez Mehdi, cette imprégnation est très relative, et il ne semble pas désireux d’insister sur la place de cet héritage dans sa vie ou sa personnalité. Sa part française semble être plus importante : quoique plus ou moins séparé d’elle il a été marié avec une personne qui porte un prénom français Cécile, avec laquelle il a eu trois enfants ; l’un d’eux certes est prénommé Jalil mais il vit aux Etats-Unis et sa culture ainsi qu’une partie de son langage sont américaines, non maghrébines. La dernière de leurs enfants, Norah, qui n’est pas encore vraiment détachée du noyau familial, semble un parfait exemple de ce que sont en France les filles de sa génération et Mehdi n’est sûrement pas le genre de père à vouloir lui inculquer quelques bribes, même infimes, de ce qui pourrait la rattacher aux ancêtres familiaux.
Le fantôme du titre est celui de Rachid Taha, décédé mais qui ré-apparaît aux côtés du narrateur, plongeant progressivement le lecteur dans l’univers du fantastique….

« UN CRI QUE LE SOLEIL DEVORE » par Jean Sénac, 1942-1973 , Carnets, notes et réflexions, éditions du Seuil et El Kalima, août 2023

La date de parution de ce livre est chargée de signification. C’est l’exact anniversaire de l’assassinat en Algérie du poète Jean Sénac. Les conditions exactes de sa mort n’ont jamais été élucidées. Il avait 47 ans, étant né en 1926 à Béni-Saf en Oranie. C’est donc pour le cinquantenaire de sa mort que le gros volume dont il est ici question a été publié. Commencé en 1942, alors que Sénac avait 16 ans et poursuivi jusqu’au 20 août 1973 on peut dire que ce journal recouvre à peu près tout l’itinéraire de sa vie, dans l’ordre chronologique, mais de manière très inégale car certaines années sont très remplies alors que d’autres sont réduites à presque rien. Et ce qui ne frappe pas moins est le caractère très hétérogène des fragments qui le constituent, beaucoup d’entre eux n’ayant certainement pas été prévus pour une publication. Le résultat est qu’on trouve aussi bien des passages narratifs, plutôt courts, des poèmes souvent incomplets et inaboutis mais qui parfois ont été repris pour la publication dans d’autres recueils, des évocations de très nombreux personnages, parfois réduits à leurs seuls noms, ou même à des initiales, des bribes d’écriture sur des supports tout à fait inattendus et cependant récupérés grâce au travail du professeur Guy Dugas qui a établi cette édition et l’a accompagnée de très nombreuses notes.

« LES ROMANS ET LES NOUVELLES TARDIFS DE MOHAMED DIB OU LA THEATRALISATION DE LA PAROLE » par Charles Bonn, Honoré Champion, 2023

Il s’agit d’une réflexion personnelle inspirée à l’auteur par ses nombreux travaux universitaires sur le grand auteur algérien Mohammed Dib disparu en 2003, à l’âge de 83 ans. L’œuvre de cet écrivain est considérable, elle comporte principalement des romans mais aussi de la poésie, beaucoup de ses livres sont d’une lecture jugée difficile et il est évidemment très précieux d’être guidé pour l’aborder par un connaisseur éclairé, qui la fréquente de longue date. Tel est le cas de Charles Bonn qui a choisi cette fois d’analyser l’aspect le moins connu de l’auteur, ses textes narratifs tardifs, sans exclure pour autant de revenir à des œuvres plus anciennes, là où se trouve l’origine de certaines de ses thématiques.
Charles Bonn a réussi ce qui constitue un défi difficile pour les chercheurs, concilier la présentation thématique d’une œuvre littéraire dont le parcours est souvent fort complexe avec l’ordre chronologique de son écriture…ou de sa publication, ce qui n’est pas forcément la même chose. Ce type de travail implique évidemment une longue fréquentation de l’auteur et de l’œuvre.../…

"NANCY-KABYLIE" de Dorothée-Myriam Kellou, éditions Grasset, 2023

Cette auteure est déjà connue pour avoir réalisé en 2019 un film intitulé « A Mansourah tu nous as séparés » où elle traitait déjà d’un sujet qu’elle reprend partiellement dans ce livre. Mansourah est un village algérien où est né Malek, père de Dorothée-Myriam. Il fait partie de ceux qui pendant la guerre d’Algérie ont été « resserrés », c’est à dire où leur population d’origine a dû faire de la place à celle des villages alentours vidés par l’armée française et transformés en camp de regroupement, dont le nom dit bien de quoi il s’agit. Le but de ce déplacement était de couper toute communication entre les populations rurales et les combattants algériens qui se cachaient alentour dans les maquis. Cependant, du même coup les paysans ont été privés de leurs ressources et de tout ce qui constituait leur environnement habituel, et sont devenus complètement dépendants des militaires qui assuraient la vie quotidienne dans les camps. Cette déstructuration des campagnes algériennes ne pouvait manquer d’avoir des conséquences graves, ce que l’auteure de ce livre essaie de comprendre et de mesurer en confrontant son père avec le souvenir des événements qu’il a alors subis, notamment sa fuite à la fin de la guerre avec sa famille. Dans la mémoire du père et pour sa fille, ce sont eux que désigne, globalement voire symboliquement, le mot « Mansourah ».

"BOURDIEU, UNE ENQUÊTE ALGERIENNE" d’Olivier Thomas et Pascal Génot éditions Steinkis 2023

Ce copieux roman graphique donne à voir et à vivre au lecteur la vie et le parcours d’un intellectuel qui s’engage progressivement. La part prise par son long séjour en Algérie dans la construction d’un sociologue majeur est au cœur de ce livre. Le scénariste, Pascal Génot, docteur en sciences de l’information, spécialiste de l’éducation aux images et aux médias, se met en scène, dans la découverte de l’Algérie à partir de 2011, et dans la découverte du rôle de l’Algérie dans la trajectoire de vie de Pierre Bourdieu.
« La liberté n’est pas un donné, mais une conquête, et collective » fait il dire à Bourdieu pour conclure son livre, précédant les dernières images, le tournage d’un film de la chorégraphe Aicha Rahal.
Un livre sur l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui, sur la sociologie et l’apport de Bourdieu, largement inspiré par l’Algérie. Riche, beau et nourrissant.

Un petit tour au cinéma…

« ABDELINHO » film de Hicham Ayouch, Maroc, 2022

Même s’il peut paraître bizarre de commencer par la fin, on ne peut que recommander aux spectateurs de bien écouter —ne serait-ce d’ailleurs que pour leur plaisir, car Hicham Ayouch le réalisateur est aussi un bon acteur— l’interview fictive qu’il est supposé donner à un journaliste, alors qu’il joue lui-même les deux rôles. Bien que le film ne soit pas difficile à comprendre , et même parfaitement clair sur le fond, ce sont toutes les drôleries, fantaisies et gambades qu’il nous encourage à apprécier pleinement, alors que nous sommes peut-être, parfois, engoncés dans l’esprit de sérieux dès qu’il s’agit d’islam et d’islamisme, sujets qu’on pourrait dire interdits de plaisanterie—ce qui est toujours un signe grave pour la société dans laquelle il en est ainsi.

« L’AIR DE LA MER REND LIBRE », film de Nadir Moknèche 2023

Nadir Moknèche n’est plus un débutant, il va vers la soixantaine et s’est fait connaître depuis au moins deux décennies par une bonne demi-douzaine de films. Ils sont tous remarquables par des qualités qu’on pourrait certes détailler mais dont l’effet global est qu’on éprouve un très grand plaisir à les regarder—faut-il dire à regarder les acteurs par lesquels ses personnages sont incarnés ? Oui sans doute, et une fois encore dans ce dernier film où sans la moindre recherche de vedettariat, les deux personnages principaux, Saïd et Hadjira, s’imposent à notre admiration par leur finesse et leur originalité. La direction d’acteurs est sans doute un des plus grands talents de Nadir Moknèche, on a l’impression que le souci principal de ces deux-là est vraiment d’entrer dans les intentions de leur metteur en scène., en déjouant tout risque de facilité.

« DE LA CONQUÊTE », film documentaire réalisé par Franssou Prenant, 2022 (sortie 2023)

Il s’agit évidemment de la conquête de l’Algérie et le regard de la réalisatrice s’est fixé sur la première période des 130 ans pendant lesquels a duré la colonisation. Les nombreux textes que le film donne à entendre concernent tous la période 1830-1848, ils ont été le plus souvent écrits par des personnages marquants de cette époque et nous sont donnés à entendre par Franssou Prenant sans autre commentaire car ils n’en ont en effet aucun besoin, leur sens général étant parfaitement clair. Cependant il n’est pas suffisant de dire que globalement ils dénoncent et condamnent l’entreprise coloniale, d’autant que cette condamnation est devenue un leit-motiv de toute une part de la pensée contemporaine et post-coloniale. Ce qui est le plus intéressant et sans doute aussi le plus sidérant dans les textes très nombreux que la réalisatrice a su retrouver et reproduire, c’est que d’une part ils sont le fait de Français manifestement très mal à l’aise de se trouver associés du fait de leur nationalité, à une entreprise qu’ils jugent calamiteuse ; et c’est que d’autre part ce qui les atterre dans cette affaire est l’évidente incompétence de ceux qui la mettent en œuvre

A retenir également

Un pod-cast : « Pierre-Henri, Saint-Eugène », le 10e épisode du Podcast Et de nous qui se souviendra
« C’est à la façon dont elle respecte ses anciens qu’on reconnait une grande nation » affirme Pierre-Henri, le Pied-Noir marseillais de Notre-Dame d’Afrique. Celui qui a mené croisade pour la réhabilitation des cimetières français en Algérie analyse les raisons d’un échec. Il nous parle aussi de ses réussites, et notamment le retour des Pieds-Noirs en Algérie. De ses nombreuses initiatives de coopération et de rapprochement des peuples, menées à la manière d’un entrepreneur, il retire une vision claire des relations franco-algériennes depuis l’indépendance de l’Algérie.
« Et de nous qui se souviendra ? », créé et produit par Nicole Guidicelli, auteure indépendante, est un podcast qui donne la parole aux derniers pieds-noirs. Il est en ligne sur toutes les plateformes d’écoute et de téléchargement (Google Podcast, Apple Podcast, Spotify, Deezer…). 
Hommage à une communauté en voie de disparition, il a pour objectif d’aider les pieds-noirs à transmettre. Il s’adresse à leurs descendants, aux enseignants qui souhaitent parler de la guerre d’Algérie, et plus largement à tous ceux qui s’intéressent aux exils et à la résilience. Il interroge l’exil comme acte fondateur ainsi que les questions d’identité, d’invisibilité et d’intégration. Il pose également la question de la transmission et de la mémoire des pieds-noirs.
Le projet a démarré en janvier 2022, année de commémoration du 60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie.
Pour écouter les épisodes déjà parus : https://podcast.ausha.co/et-de-nous-qui-se-souviendra

« MEMOIRE POUR L’EGALITE ET LA JUSTICE » ed. Au nom de la mémoire 2023
En cette année 2023, on commémore le 40e anniversaire de La Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme (1983-2023). Un album de photos a été publié à cette occasion, plus de la moitié en est constituée de photos en noir et blanc qui sont des clichés de l’époque, pris au long de l’itinéraire de la Marche, sur le parcours Marseille-Lyon-Paris. Mais ces photos, qu’on ne se lasse pas de regarder, sont aussi encadrées par un texte substantiel à deux voix, celles de Samia Messaoudi et de Mehdi Lallaoui qui ont été de toutes les marches dans les années 80 et sont aujourd’hui des responsables associatifs qui continuent à travailler pour les mêmes causes.

« ASSIA DJEBAR, FEMME ECRIVANT » par Maïssa Bey, éditions Chèvre-feuille étoilée, 2023

Ce petit livre (70 pages environ) est d‘abord un hommage rendu par son auteure à une autre femme écrivaine qu’elle considère comme son initiatrice, et sans l’exemple de laquelle elle pense qu’elle n’aurait peut-être pas écrit. Assia Djebar n’est pas pour elle une image de mère, sans doute parce que l’écart d’âge qui les sépare n’est pas suffisant pour cela, l’une étant née en 1936 et l’autre en 1950. Mais surtout, l’une et l’autre étant des femmes qui ont voulu élargir la définition du genre féminin en Algérie, il n’était pas conforme à leur projet de rabattre toute relation sur la dimension familiale et c’est bien évidemment sur autre chose que porte l’hommage rendu par Maïssa Bey à son aînée.

"HISTOIRE DE L’ALGERIE DES ORIGINES A NOS JOURS" de Michel Pierre 2023 Editions Tallandier

A son tour, après Gilbert Meynier qui n’a pu mener le projet à son terme, Michel Pierre a entrepris cette oeuvre ambitieuse d’une histoire longue de l’Algérie. Cela débouche sur un ouvrage de 700 pages, très riche en informations, mais pour autant d’une lecture accessible pour un public non spécialiste. Le passé le plus ancien est rapidement survolé, c’est un regret, mais il aurait fallu un tome à part pour explorer ces temps préhistoriques. Pour autant ce spécialiste du Sahara nous éclaire sur des périodes qui restent pleines de mystère. Les chapitres sur l’antiquité, l’avènement de l’Islam, la régence ottomane et la relation entre « le lys et le croissant » apportent de multiples informations et plantent le décor de ce que l’envahisseur français va découvrir en 1830.
Vient ensuite une série de chapitres sur la colonisation très éclairants sur les choix successifs des gouvernements sur cette colonie.

https://www.coupdesoleil-rhonealpes.fr/lettre-culturelle-franco-maghrebine-81

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