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Intervention de René Knégévitch appelé en Algérie, 1959-1960

lundi 3 avril 2023, par Philippe Chevrette

Intervention de René Knégévitch à partir de son livre « Quand il neigeait sur le Djebel Amour… » lors des journées Mémoires et Fraternité de Clermont-Ferrand le 26 novembre 2022.
Texte recueilli et complété par Philippe Chevrette NDLR

Depuis des années l’histoire de cette guerre coloniale, malgré les travaux de nouveaux historiens, reste entourée de silences, de défigurations, de récits convenus.

Je vais vous livrer les aspects essentiels de mes deux ans : 1959 et 1960 vécus dans cette guerre reconnue seulement en 1999 par Jacques Chirac, Président de la République.

Paradoxe ; nous ne faisions alors, officiellement, que de la « pacification » et du « maintien de l’ordre ». « Vous allez voir un beau pays ». « Ils vont faire là-bas ce qu’ils feraient ici » dit Maurice Bougès-Maunoury, ministre de la Défense. « C’est une mission civilisatrice » déclare la France à l’O.N.U ( Organisation des Nations Unis ). Ce à quoi l’écrivain et homme politique, Aimé Césaire, répond « C’est une civilisation moribonde ». Déjà jules Ferry, sous la III ? République, affirmait « qu’il serait bon que les normes européennes très en avance bénéficient aux peuples colonisés » évacuant ainsi les atrocités commises lors de la conquête des années 1830.

« L’Algérie c’est la France » selon la formule inventée pour la cause et répétée par Mitterrand. Or l’Algérie n’était pas la France puisque, pour les indigènes, il n’y avait ni liberté, ni égalité, ni fraternité ( exploitation, soumission, ségrégation ).

Qui étais-je ?

Je prends le bateau à Port Vendres le 8 janvier 1959 avec 600 autres jeunes de 20 ans…
Je suis dans le bateau au fond des cales obscures, étroites, étouffantes, nauséabondes.
J’ai 24 ans et je suis sursitaire. J’enseignais dans un collège rural de la Sarthe.
Je suis syndicaliste, adhérent à la FEN (Fédération de l’Éducation Nationale), membre du Mouvement de la Paix. A l’automne 1957 j’ai adhéré au Parti Communiste, seule organisation à exiger négociations et paix en Algérie. Il n’était pas encore question d’indépendance.

Arrivée à Aflou en janvier 1959

Affectation à Aflou, gros bourg isolé, situé à 1450 m d’altitude dans le Djebel Amour, partie occidentale de l’Atlas saharien. Je suis affecté comme secrétaire chargé des primes d’alimentation de la solde des appelés et des harkis (tabac, vignettes de colis gratuits).
Une planque par rapport à ceux qui se retrouvent en commando. Mais je suis soumis comme les autres aux nuits de garde, aux patrouilles, aux embuscades, au crapahutage et surtout aux escortes de convois opérationnels chargés d’apporter aux postes isolés, situés à 30 ou 40 km, le courrier, les mandats, les colis, l’alimentation, les soldes, la nourriture et le matériel. Je parcours donc des centaines de km sur des pistes défoncées, tortueuses, sur lesquelles mines et harcèlements voire attaques sont fréquents.
Plusieurs éléments ont guidé ma décision d’adhérer au Parti Communiste Français à l’automne 1957 et celle de tenir un journal en Algérie : la torture subie par Henri Alleg ( du journal Alger Républicain ) et décrite dans l’opuscule, le livre « La question » censuré dès sa parution, l’assassinat de l’universitaire Maurice Audin, la démission de Pierre-Henri Teitgen, ancien résistant, catholique et secrétaire général de la préfecture d’Alger et la démission du Général de Bollardière.
(« La France risque de perdre son âme ». En pleine bataille d’Alger l’avertissement émane de Paul Henri Teitgen et figure dans sa lettre de démission (24/03/1957) adressée à Robert Lacoste, ministre résidant en Algérie.
Dans ce courrier il dénonce l’emploi de la torture par l’Armée française. Le résistant de la Seconde Guerre mondiale, déporté à Dachau, précise : « Je ne me permettrais jamais une telle affirmation si je n’avais reconnu sur certains assignés les traces profondes des sévices qu’il y a 14 ans je subissais personnellement dans les caves de la Gestapo à Nancy ». Et Paul Henri Teitgen de pointer cette « confusion des pouvoirs [entre le civil et le militaire] et l’arbitraire qui en découle ». Depuis janvier1957, le général Massu s’est vu gratifier de pouvoirs renforcés en récupérant ceux de la police à Alger pour démanteler le FLN (Front national de Libération).La démission de Paul Henri Teitgen est rejetée. Il reste secrétaire général quelques mois encore. Les exactions se poursuivent. En septembre 1957, il refuse de cautionner plus longtemps ces pratiques et quitte son poste. Il demeure cependant en Algérie et devient adjoint au directeur de l’action sociale. NDLR).

Et puis il y a eu les décisions de François Mitterrand, ministre de la Justice puis de l’intérieur qui fait guillotiner Fernand Iveton (militant communiste et anti colonialiste rallié au FLN, auteur d’une tentative de sabotage. Il est le seul européen guillotiné pendant la guerre d’Algérie). Le même Mitterrand fait guillotiner Abdelkader Ferradj. Il est accusé d’avoir participé à l’embuscade de Palestro et il est arrêté le 26 mars 1956, condamné à mort et guillotiné le 19 juin 1956 trois minutes après l’exécution d’Ahmed Zabana. Et puis il y a eu la trahison de Guy Mollet (SFIO et socialiste) président du Conseil. Celui-ci contrairement à son engagement du 2 janvier 1956 il fait rappeler des jeunes récemment libérés et envoyer les appelés en Algérie.

En 1956, 1957 et 1958 j’ai participé aux premières manifestations contre les « opérations guerrières  », collé des affiches, distribué des tracts, participé aux réunions et aux meetings pour la paix (gare du Mans ).

Dès mon arrivée à Aflou je suis stupéfait par les actes violents du quotidien et je prends la décision de consigner presque chaque jour les faits, les évènements, les rencontres, mes réflexions, mes sentiments, mes analyses et mon ressenti. Alors le livre que je publie 60 ans plus tard est la reprise allégée, sans aucun propos consensuel de ce carnet de route.

Cet ouvrage n’a pas de visée historique même si au début je consacre une trentaine de pages à la période 1954/1958 et relate parallèlement les évènements nationaux afin d’éclairer le lecteur. C’est un ouvrage-témoignage de mon parcours, un ouvrage-itinéraire dans ce Djebel Amour, brûlé par le soleil en été, enneigé et glacé en hiver. D’où le titre choisi « Quand il neigeait sur le Djebel Amour ». Il n’y avait ni convois routiers, ni liaisons aériennes donc pas de lettres, pas de colis, pas de journaux, un isolement total, un froid intense (on se couche habillé) et une promiscuité accrue donc des conflits entre nous .

Sur le terrain aucune similitude avec les guerres classiques où les ennemis combattent sur des lignes de front ou des lieux identifiés. En Algérie l’ALN (Armée de libération nationale) est constituée de groupes de guérilla très mobiles, très rapides qui maîtrisent le terrain. Ces groupes ne cherchent pas l’affrontement armé. Ils se terrent le jour et agissent la nuit : pose de mines sur les pistes, coups de main ciblés, attaques contre des bâtiments publics comme la gendarmerie, plasticage d’installations électriques ou d’éoliennes, jet de grenades sur les locaux et les chevaux des harkis, sur le dépôt d’un pied noir, bombes explosives dans le bourg, entrée dans le village en sectionnant les fils de fer barbelés, enlèvements ou mutilations, parfoirs égorgements d’arabes, assassinat de Caïds

(Un caïd est en Afrique du Nord, un notable qui cumulait depuis l’administration ottomane des fonctions administratives, judiciaires, financières et parfois de chef de tribu. Généralement hommes issus de familles riches. NDLR) ou d’employés municipaux, rançons, pillage de nourriture et très souvent harcèlements des postes isolés. Face à cela l’Armée française mène une traque continue, journalière qu’on appelle le « crapahutage » destiné à débusquer les rebelles afin de les obliger à se déplacer pour les affronter ensuite. En plus de tout cela il y a des actes horribles comme les interrogatoires pratiqués par le 2e bureau (L’expression deuxième bureau désigne communément le service de renseignements de l’armée française NDLR ).

Dès qu’un suspect est arrêté, il est transféré dans un local réservé à la torture opérée par des professionnels mais aussi par des appelés. Il s’agit d’arracher des aveux, des renseignements, afin, dit-on de préserver des vies, d’éviter des bombes, des grenades ou des mines. Ces pratiques érigées par le général Massu, Aussaresses et le colonel Bigeard sont continues et connues des gouvernements.

La torture ? « On ne savait pas ».

Dès 1955 François Mauriac dénonçait ces crimes. Claude Bourdet (ancien résistant, l’un des fondateurs du PSU en 1960 NDLR) écrivait « La Gestapo d’Algérie ». Comment, 10 ans après la libération du nazisme, l’État a-t-il pu couvrir la torture définie comme crime de guerre dans la convention de Genève ?

Les corvées de bois, j’évoque cette pratique fréquente où l’on met fin à la vie de 3 voire de 4 ou 5 prisonniers, à l’écart du camp en les tuant de quelques rafales dans le dos. J’évoque l’enfouissement de 4 prisonniers vivants enchaînés, poussés dans une fosse commune par un bulldozer.

Je relate des combats à la suite desquels se déroulent des actes ignobles ; Un prisonnier est là, debout, les poignets serrés par un fil de fer. Deux sous officiers décident de faire un concours de tir au pistolet et cibler à dix mètres, chacun un œil, toi le gauche, moi le droit. Celui qui rate la cible paye le champagne !

On ramène en camion six rebelles tués, déchiquetés et on les expose devant le Bordj comme des trophées, (Le Bordj était une forteresse arabe qui logeait la Sous-Préfecture d’Aflou NDLR). Des hauts parleurs sillonnent le bourg pour appeler la population à rendre visite à l’œuvre accomplie et ainsi terroriser la population.

Le colonel ; lorsqu’un rebelle estimé important refuse de parler celui-ci se fait apporter une paire de tenaille et tire sur les testicules du prisonnier jusqu’à ce qu’il hurle et tombe évanouit. Parfois il l’achève à coup de pistolet. Quand les géoles en béton « débordent », il prend l’affaire en main. Il ordonne de préparer un hélicoptère Sikorsky et son pilote. Le 2 ? bureau est prié de lui désigner les 25 ou 30 prisonniers les plus dangereux. Deux apellés font monter une douzaine d’hommes dans l’hélicoptère. Quand celui-ci survole les crêtes rocheuses qui entourent le bourg, les appelés ouvrent la porte latérale et projettent dans le vide les prisonniers vivants (Bigeard et Massu en 1957 à Alger)…Un second tour a lieu ...champagne au mess. Ce même colonel a fait bombarder et détruire au napalm un village de 38 habitants à proximité d’une piste. Le lendemain quand je suis passé, il ne restait que des tas de pierres chaudes, des arbres calcinés, des corps pétrifiés et deux souliers d’enfant non consumé.

Délits financiers

Aux troupes métropolitaines se sont ajoutés des supplétifs en particulier des harkis, véritable soldats arabes en uniforme, fantassins ou cavaliers chargés de combattre leurs congénères. Était-ce par conviction, naïveté, souci d’être protégé, intérêt pécuniaire ?

Dans le secteur, selon les mois, nous en avons entre 400 et 480. Mais sur les états officiels destinés à la hiérarchie il y en a, mensuellement entre 92 et 146 supplémentaires, fictifs, virtuels, ajoutés sur ordre du capitaine. Les sommes correspondant à ces harkis fictifs sont détournés et encaissés par le colonel. En juillet 1959, 3.121 040 francs sont détournés ; en octobre 1959 3.522 165 francs… Des faits similaires se produisent dans toutes les unités. Le général Crepin en atteste par une note de service que je me suis procuré. Et le gouvernement Debré le sait. Aucun historien, à ce jour, aucun journaliste n’a évoqué ces délits financiers énormes et la surestimation du nombre des harkis. Et ce ne sont pas les seuls délits. Les militaires de carrière bénéficient d’une majoration de 17 % de leur solde lorsqu’ils bivouaquent dans le Djebel. Or même quand ils sont restés au casernement, ils s’attribuent les 17% supplémentaires. Une anecdote ; le 30 mars 1959 nous escortons le Sous-Préfet et son entourage, le colonel et ses collaborateurs dans un douar. Une grande tente chauffée est mise à disposition. Un hélico leur livre des boissons fraîches, sodas, Ricard, whisky, vin pour accompagner le méchoui préparé par les harkis… Cette journée festive sera déclarée comme bivouac et comptée pour donner lieu à 17% de supplément de solde.

Les camps de regroupement, dès 1957, sont créés dans le but de priver le FLN de l’appui de la population.

L’Armée a évacué les habitants sur des dizaines de kilomètres… Regroupements de population : représentation idyllique des douars. Trois camps ont été mis en place à Aflou. Les familles sont identifiées, recensées, numérotées. Après quoi elles installent leurs tentes à l’endroit assigné en rangées de plusieurs centaines de mètres. Des milliers de fellahs (paysans arabes), de bergers, de nomades sont arrachés à leurs habitations. Les terres et les biens dans lesquels ils vivaient sont déclarés zones interdites. Dans celles-ci les tirs et les bombardements sont effectués sans sommation. Ces camps de regroupement sont en fait des camps de concentration humaine. Sur un sol dénudé, brûlé en été et transformé en bourbier en hiver sont rassemblés hommes et femmes et enfants, chiens, bourricots, poules. C’est une concentration de misères, de malades, de gens souffrant d’abcès, de cloques purulentes,de dysenterie. Des récipients de cuisine, gamelles, bidons récupérés, bois mort sont entassés auprès de tentes, les khaimas (habitat traditionnel touareg). Réseaux barbelés, fortins de surveillance, contrôle répétés, insuffisance de nourriture, latrines creusées le long des barbelés me rappellent les camps nazis. C’est l’horreur et la déshumanisation. La mortalité infantile est très élevée. En juillet 1960 de nombreux gamins sont morts de déshydratation et d’infections intestinales. Les odeurs pestilentielles s’ajoutent aux millions de mouches. Environ 3 525 ?000 personnes ont connu ce sort au prétexte de les mettre en sécurité.


La vie au camp et sous les tentes

Dans nos baraquements nous vivons dans une promiscuité totale au milieu des entassements de caisses, des odeurs de nourriture, de tabac, de sueur, etc. Les uns dorment le jour, les autres la nuit, les uns partent et les autres arrivent tandis que d’autres mangent boivent et crient « vive la quille » ou « fermez là ». Les jours de repos, beaucoup restent allongés sur leurs lits, les yeux mi-clos, plongés dans leurs rêves ou leurs souvenirs. La plupart ne sortent jamais du camp, par peur. La vie s’accroche aux lettres, aux mandats et aux colis reçus. Et puis il y a l’épuisement physique, la torpeur des sons, le poids du vide, une espèce d’hébétude existentielle. Il y a bien sur les discussions assis sur les châlis avec parfois les querelles inévitables et les beuveries au foyer.

Malgré l’enfer militaire et les interdits, j’ai très vite lié des relations avec la population civile du bourg et des douars. D’une part tous les quinze jours, je passais chez les commerçants pour échanger les billets contre des pièces de monnaie afin de pouvoir verser aux appelés leurs 450 francs par quinzaine.

Dès que nous avions des heures libres, je partais seul ou en compagnie de quelques copains dans le bourg. En peu de temps, j’ai établi des relations régulières avec des Arabes, des Israélites, des pieds-noirs, commerçants, artisans, bergers, fellahs, ouvriers, chameliers, avec de nombreux enfants et adolescents avec le maire de la commune. La consommation de gâteaux, dans les gargotes, de brochettes d’agneau, de thé, facilitait les conversations.

J’ai découvert une population hospitalière, mais aussi la misère, le dénuement, les gourbis au sol de terre battue sur laquelle on mange et on dort. J’observe des adultes et des enfants sous-alimentés, vêtus de haillons rapiéciés, de très nombreux vieillards aux bouches édentées et aux yeux détruits par le trachome (conjonctivite pouvant évoluée vers la cécité). C’est dans cet univers que j’ai réussi au fil du temps, à la suite de longs entretiens avec quelques appelés, à créer un groupe de résistance et d’opposition à la violence et à cette guerre. L’amitié, la solidarité, le partage des idées nous ont préservé de l’abattement et de la décrépitude.

D’autres appelés que j’ai convaincu et qui travaillaient à l’État-major m’ont procuré des courriers et des documents confidentiels que je recopiais. Face aux contraintes et aux ordres venant de l’encadrement, j’ai lutté pour éviter pour éviter les écartèlements entre mes convictions, mon éthique et les actes à accomplir. Mais il y a toujours eu assez de volontaires pour effectuer les actes intolérables sans que l’on fasse appel à moi.

J’ai gardé les yeux ouverts face à cette guerre.

Avant de quitter la scène, je voudrais que ceux qui ont crapahuté dans les Djebels, souffert dans leur corps et dans leur cœur, écrivent, disent, transmettent leur mémoire, leur témoignage. « Un témoignage est un combat » disait Jean Lacouture. Je souhaite que le mien soit un combat pour la paix et la fraternité. Il y a tant de cendres et de passion dans le sillage du divorce sanglant de 1962. Mon meilleur ouvrage ce n’est peut-être pas celui que je publie, ce fut sans doute d’apaiser des haines et des attitudes racistes, d’éviter des actes de barbarie, d’inciter des appelés à la mesure et au respect, d’apporter un peu de chaleur humaine aux Algériens que j’ai côtoyés.

René Knégévitch

Rene Knegevitch

Quand il neigeait sur le Djebel Amour…

Isbn 9782310046336

Nombre de pages 394

Versions Papier, Ebook

Genre Ebooks, Récit

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