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Ébauche de mémorial pour Paul Teitgen et tous les disparus d’Algérie

jeudi 7 février 2019, par Gérard C. Webmestre

Par Michaël Duperrin, photographe et écrivain. 5 février 2019

Torturé par la Gestapo, puis déporté à Dachau, cet ancien résistant fut nommé secrétaire général de la préfecture d’Alger en 1957. Il démissionna pour protester contre les actes de torture pratiqués par l’armée française. Mort en 1991, il aurait eu 100 ans ce mercredi.

Tribune.
Le 6 février 1919 naissait Paul Teitgen. On l’aurait oublié si Alexis Jenni n’avait écrit, dans l’Art français de la guerre : « Il ne paie pas de mine, son acte est modeste, mais je voudrais [lui] élever une statue, […] une belle statue en bronze. » Teitgen était secrétaire général de la préfecture d’Alger en 1957, durant la bataille d’Alger. A l’époque, les bombes du FLN tuaient leur lot quotidien de civils, et il pleuvait des morts, les « Crevettes Bigeard », indépendantistes jetés à la mer d’un hélicoptère, les pieds pris dans le béton. Teitgen découvrit que l’armée, dotée des « pouvoirs spéciaux » par le Parlement, avait systématisé le recours à la torture pour faire parler la population et démanteler le réseau FLN. Près de 24 000 Arabes d’Alger furent arrêtés et soumis à un « interrogatoire approfondi » ; Teitgen recensa parmi eux 3 024 disparus. Tenant de la légalité républicaine, ancien résistant torturé par la Gestapo et à Dachau, il jugeait la torture déshonorante pour la France et dégradante pour tous. Il fit cette chose simple mais hautement symbolique : il demanda aux militaires de signer une assignation à résidence pour chaque personne arrêtée, et ce qu’il était advenu de chaque disparu. Les réponses restaient évasives, et son action ne changeait rien. Teitgen démissionna. Mais l’important était là : affirmer que ces vies comptaient, et demander des comptes pour les disparus. Ces actes de Paul Teitgen ne sont pas héroïques. Ils n’en sont peut-être que plus importants, non entachés de l’éclat suspect de la gloire. Il n’y a là qu’une exigence humaine de justice.

Faudrait-il prendre au pied de la lettre la proposition d’Alexis Jenni ? Près de soixante ans après, la mémoire de la guerre d’Algérie reste douloureuse et conflictuelle. Les blessures des groupes concernés (pieds-noirs, harkis, Algériens immigrés, appelés), souvent silencieuses, n’en continuent pas moins d’avoir des effets. Comme, plus largement, la plaie du colonial a des effets dans le corps social. Si la figure de Paul Teitgen paraît inattaquable, ses actes peuvent-ils fédérer les multiples protagonistes de la guerre d’Algérie ? On pressent déjà le reproche : « Ce ne sont pas les seuls disparus. » Il y a les dizaines d’Européens tombés sous les balles françaises lors d’une manifestation rue d’Isly à Alger le 26 mars 1962, les victimes des attentats de l’OAS comme du FLN, les dizaines de milliers de harkis assassinés à l’indépendance, les civils européens disparus durant le conflit et jusqu’après l’indépendance, comme le 5 juillet 1962 à Oran, mais aussi bien plus tôt, les « enfumades », par l’armée française, en 1844-1845, de centaines d’hommes, femmes, vieillards et enfants retranchés dans des grottes. Et le 1,5 million de morts indigènes, les expropriations, exactions, brimades et humiliations permanentes durant cent trente-deux ans d’Algérie coloniale.

Sans doute faudrait-il une statue dédiée à tous ces disparus. Elle ne serait pas en bronze, matériau trop chargé d’héroïsme viril. Sa forme, sobre, dirait à la fois la justesse de Paul Teitgen, la douleur de chacun et l’hommage rendu aux disparus. J’imagine ceci : une plaque verticale, dans laquelle serait découpée la silhouette en creux de Paul Teitgen et, à l’intérieur de celle-ci, une trame grillagée composée de 3 024 cases, autant que de disparus de la bataille d’Alger, 3 024 cases qui vaudraient aussi bien pour tous les morts de l’Algérie coloniale, qui diraient à la fois leur absence et la douleur des vivants. La sculpture serait en fer, matériau qui rouille et se décompose, comme tombent en poussière les souvenirs lorsqu’un jour ils cessent d’être traumatiques, de hanter les vivants et finissent par s’effacer de la mémoire transmise entre les générations. Dans les creux des 3 024 cases, chacun pourrait venir déposer sa peine, ses morts, ses disparus, sa nostalgie, sa honte, son remords, sa rancune, sa colère…

Ce mémorial pourrait être érigé à Colombe-lès-Vesoul, où Paul Teitgen est né. On pourrait rêver que cette sculpture soit aussi installée sur le port de Marseille, qui a vu débarquer tous les acteurs de la guerre d’Algérie. Poussons le rêve plus loin encore, et imaginons qu’elle ait son double exact sur l’autre rive, à Alger. Il faudrait pour cela que les pouvoirs politiques acceptent, au moins un temps, de cesser d’instrumentaliser l’histoire à des fins partisanes et clientélistes, et de commémorer les Justes et les victimes, de quelque bord qu’ils soient. C’est aujourd’hui encore impossible, et c’est pourquoi il faut le demander… Et le faire.

Michaël Duperrin

https://www.liberation.fr/debats/2019/02/05/ebauche-de-memorial-pour-paul-teitgen-et-tous-les-disparus-d-algerie_1707592

Contact : michaelduperrin hotmail.com


La lettre de Paul Teitgen à Robert Lacoste (mars 1957)

http://1000autres.org/lettre-de-paul-teitgen-a-robert-lacoste-mars-1957

Guerre d’Algerie 1957 Paul TEITGEN contre la torture

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