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« Voulez-vous rester Français ? Oui, Monsieur le Juge ! »

mercredi 13 juillet 2022, par Gérard C. Webmestre , Michel Berthelemy

Le Club Mediapart est un lieu d’expression libre. Ses contributeurs abordent les sujets les plus divers, et leurs articles n’engagent qu’eux-mêmes. Sophia, petite-fille de harki, a écrit le 8 juillet 2022 ce billet que nous reproduisons, intitulé : La signature de grand-père

La signature de grand-père

Inscrire son nom, lettre par lettre et solennellement rester français. Devenir cette fois-ci un français de droit commun. Être un français comme tous les autres finalement. C’était loin d’être banal pour grand-père

« Voulez-vous rester français ? », c’est la question que le juge a posé à grand-père.

Alors grand-père il a déclaré : « Oui Monsieur le juge. » Monsieur le juge lui a tendu des documents, en pointant du doigt l’endroit où il devait signer.

Grand-père il savait bien compter, il était du genre précautionneux. Il s’exprimait en français, en arabe et en kabyle aussi. Seulement on ne lui avait pas appris à lire et à écrire le français. C’est dommage parce qu’il aurait bien aimé lire et écrire le français. Ça l’aurait bien aidé.

Pour s’affranchir de cet inconvénient, il avait appris par cœur à dessiner toutes les lettres qui composaient son nom de famille. Il tenait à ce que celui-ci soit calligraphié dans son intégralité.

Avec le stylo, prêté par la secrétaire de Monsieur le juge, il s’est appliqué à la tâche grand-père. Il s’était concentré très fort pour que son œuvre soit à la hauteur de son exigence. Ça avait même agacé, Monsieur le juge. Son impatience était compréhensible parce qu’y avait du monde qui attendait pour procéder au même rituel que grand-père. C’était d’autres grand-pères et grand-mères.

Inscrire son nom, lettre par lettre et solennellement rester français. Devenir cette fois-ci un français de droit commun. Être un français comme tous les autres finalement. C’était loin d’être banal pour grand-père.

Paraît que grand-père, les jours des élections, il portait toujours son plus beau costume. Il veillait à ce que sa chéchia soit le mieux ajusté possible, toujours parfumé de quelques gouttes de musc. Alors je suis certaine qu’à cette occasion, il aurait apprécié pouvoir faire ce même effort. Sauf qu’en arrivant au camp de Rivesaltes en 1962, il avait rien emmené avec lui. C’est donc dépouillé de tous ses apparats qu’il se présentait devant celui qui avait le rôle sacré de trancher et de lui redonner sa nationalité. Grand-père obtenait à ce titre le statut officiel de rapatrié. Pourtant le traitement qu’on lui a réservé après était bien différent de ceux qui étaient « européens ». On parle régulièrement de séparatisme mais jamais de celui qui a eu lieu à cette époque ! Ce silence qui plane dans l’atmosphère sur toute une politique discriminante et illégale qui visait à exclure grand-père, grand-mère et leurs enfants de la société française.

Grand-père avait traversé la Méditerranée. Sur l’autre rive, d’où il avait dû s’exiler, on avait fait de lui un apatride. Cette séparation dissolvait tous les projets d’avenir de grand-père. Il avait été prêt à verser son sang pour une patrie dont on lui refusait l’appartenance. C’est la religion de grand-père perçu d’un mauvais œil au plus haut sommet de l’état qui en était la cause.

Une histoire d’ancêtres pas nés, pas morts au bon endroit et d’amnésie collective puisque Verdun témoigne de l’inverse.

Le temps de son voyage en bateau pour rejoindre la métropole, alors que toutes ses certitudes venaient de s’effondrer, grand-père s’était lui aussi interrogé sur le sens profond de ce qu’il était. « Qui suis-je ? », et comme lui je me suis aussi demandée souvent qui j’étais. D’ailleurs, grand-père et moi on est loin d’être les seuls. Je crois même que c’est ce qui nous relie les uns aux autres, quelque soit notre sexe, notre genre, notre orientation sexuelle, nos origines respectives, nos convictions religieuses, philosophiques et politiques. Ce « qui suis-je ? » qui transparaît dans des circonstances différentes de celle que grand-père a connu, au travers d’expérience singulières à l’image des individus que nous sommes. Mais dans le fond cette question semble revenir à nous comme un écho : « qui suis-je ? ». Peut-être qu’un jour ensemble nous parviendrons à y répondre.

Grand-père a rejoint l’éternité depuis bien longtemps mais il nous a légué sa trace. Sa signature reste vivante.

Sophia, petite-fille de harki

Source :

https://blogs.mediapart.fr/edition/france-algerie-une-autre-commemoration-est-possible/article/080722/la-signature-de-grand-pere

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