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Comment la France traitait les épidémies dans les pays colonisés

jeudi 30 avril 2020, par Michel Berthelemy

L’épidémie qui nous frappe aujourd’hui n’est pas la première, loin de là, dans notre histoire. La métropole et ses colonies ont été durement touchées dans le passé, mais pas traitées de la même manière. Petit retour en arrière dans les colonies françaises.
par Olivier Le Cour Grandmaison

1913. Les républicains et leurs alliés peuvent être fiers. Dix-huit ans après la célèbre conférence de Berlin, achevée en février 1885, au cours de laquelle les puissances européennes se sont accordées sur le partage du continent africain, ils ont conduit la France vers les sommets. Elle est désormais la deuxième puissance impériale du monde, juste derrière la Grande-Bretagne. Remarquable bilan. Entre ces deux dates, les colonies françaises sont passées de moins d’un million de kilomètres carrés à treize millions environ. Quant aux populations « indigènes », elles ont progressé de sept à plus de quarante-huit millions. Extraordinaire expansion souhaitée par Victor Hugo, notamment, qui, en mai 1879, déclarait lors d’un banquet républicain organisé pour célébrer l’abolition de l’esclavage : « Allez […] emparez-vous de cette terre [africaine]. Prenez-la. A qui ? A personne… » A la veille de la Première Guerre mondiale, c’est chose faite. Conquérir de vastes régions par la force des armes est une chose. Coloniser et exploiter de façon optimale les terres et les populations en est une autre. Sous les tropiques, en effet, le climat, les moustiques, les mouches, les eaux, les sols mêmes sont à l’origine de maladies diverses et graves. S’y ajoutent les « indigènes » dont la dangerosité sanitaire est établie par l’écrasante majorité des hygiénistes et des praticiens qui les tiennent pour de terribles « réservoirs à virus ». Nature, insectes, animaux divers, Arabes, Noirs et Indochinois ; tous sont des menaces permanentes jugées d’autant plus inquiétantes que la plupart du temps, la médecine est alors incapable de soigner. Faute de pouvoir guérir, il faut donc prévenir au mieux afin que les Européens puissent accomplir leur « mission civilisatrice » et « mettre en valeur » les possessions françaises.

Ségrégation, confinement, et liberté de circulation

Pour obvier aux dangers précités, les spécialistes de l’hygiène coloniale estiment qu’il est indispensable de séparer quartiers blancs et quartiers autochtones, et de limiter les interactions entre les populations européennes et « indigènes » aux seules relations professionnelles. De là une conséquence majeure : cette séparation est souvent associée à une purification ethno-raciale susceptible de prendre des formes diverses. L’une et l’autre peuvent être réalisées grâce à l’expulsion des autochtones du centre-ville suivie de leur installation dans les faubourgs, comme à Douala, par la construction de quartiers européens de facto, voire de jure, interdits aux « indigènes », ou encore par la destruction de certaines zones habitées par ces derniers pour libérer des espaces jugées indispensables au renforcement de la sécurité sanitaire des Blancs
(…)
Fin août 1914, les autorités coloniales exécutent une partie de ce projet en incendiant de nombreuses cases où vivent environs 3000 « indigènes ». Déplacés dans un « village de ségrégation créé à deux kilomètres de Dakar », ils sont soumis à un couvre-feu qui leur interdit l’accès à la ville entre 18 heures et 6 heures du matin. Des policiers sont déployés à proximité pour imposer le respect de ces dispositions. La peste a donc précipité la restructuration urbaine et raciale de la capitale du Sénégal, et favorisé l’adoption de mesures d’exception limitant de façon drastique la liberté de circulation des Noirs. Et d’eux seuls, faut-il le préciser, alors que les juristes de l’époque estiment que cette liberté fait partie des droits fondamentaux.
(…)
Souvent déplacés de force, nombre « d’indigènes » sont regroupés dans des villages de « ségrégation », selon l’expression alors communément employée par les contemporains dans la première moitié du XXe siècle. Ces pratiques ségrégatives ne sont nullement euphémisées, pas même occultées. Au contraire, elles sont louées et encouragées car elles sont jugées novatrices et indispensables pour lutter de façons efficace contre les épidémies et les dangereux foyers d’infection des quartiers autochtones. Ségréguer pour protéger au mieux les Européens : telle est la règle à laquelle la majorité des spécialistes se sont ralliés, en s’inspirant souvent de la politique sanitaire et urbaine appliquée depuis longtemps par les Britanniques dans leurs colonies. Remarquable mise en œuvre d’une biopolitique et d’une hygiène raciales qui prospèrent sur la relégation des « indigènes », sur de nombreuses discriminations et dispositions d’exception

Un hôpital réservé aux Nord-Africains

Cette ségrégation n’est pas limitée aux villes et aux villages. Pour des raisons similaires, elle est étendue aux structures hospitalières, soit par la construction d’hôpitaux européens et « indigènes », soit par l’édification de pavillons distincts, soigneusement séparés les uns des autres. De même en France métropolitaine. Le 22 mars 1935, l’hôpital franco-musulman de Bobigny – aujourd’hui hôpital Avicenne – est inauguré et réservé aux Nord-Africains qui sont désormais obligés de s’y rendre. L’ancien chef de cabinet du préfet d’Alger, O.Depont, salue cette initiative qui doit contribuer à « filtrer la vase de ces sortes de torrent d’hommes » qui se précipitent « vers nos usines » de Paris et de « sa banlieue », et permettre de mieux surveiller les « musulmans »
Pour Messali Hadj, c’est la preuve que les « Arabes » sont traités comme des « pestiférés » appartenant à une « race inférieure ». La localisation de cet établissement, situé alors dans une lointaine banlieue, son organisation, ses fonctions hospitalières et policières de contrôle, confirment le statut singulier des colonisés qui, assujettis dans leur colonie d’origine, sont également soumis, dans l’Hexagone, à des dispositions discriminatoires.

Post-scriptum. A l’adresse des apologues-idéologues de la colonisation française qui, pour vanter les beautés supposées de cette dernière, mettent en avant les progrès prétendument fulgurants de l’hygiène et de la médecine dans les territoires de l’empire, ces rappels. En Indochine, on compte 419 médecins pour 20 millions d’habitants, 299 en AOF pour 13 451 603 habitants, 154 en AEF pour 3 196 979 habitants, 14 au Togo pour 750 065 habitants. A titre de comparaison, il y avait, à la même époque, 28 000 médecins pour 40 millions d’habitants en métropole. Qui a livré ces chiffres ? Un dangereux anticolonialiste ? Non, le député Archimbaud en 1932. Quelques années plus tôt, le docteur Lasnet, médecin inspecteur général, estimait qu’il y avait environ 1 médecin pour 1700 habitants en métropole et 1 pour 60000 dans les colonies. Quant aux objectifs de la médecine coloniale, le même précise : « il ne s’agit pas de soigner tous les malades » mais il faut des médecins « en nombre suffisant pour traiter les malades européens ainsi que les cas graves », et surtout « pour encadrer la masse d’exécution représentée par les indigènes » (compte-rendu des séances de l’Académie des sciences coloniales 1929-1930).

Olivier Le Cour Grandmaison

https://blogs.mediapart.fr/olivier-le-cour-grandmaison/blog/120420/epidemies-coloniales-racisme-d-etat-et-dispositions-d-exception
A lire : Coloniser Exterminer, sur la guerre et l’État colonial, par Olivier Le Cour Grandmaison, Fayard, 2005

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