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État d’urgence, quel héritage ?

mardi 28 mai 2024, par Michel Berthélémy , Bernard Bessac

Par Bernard Bessac, responsable de la commission Contre la guerre de la 4acg

L’état d’urgence apparaît dans le droit français le 3 avril 1955. Il est le reflet juridique de l’ambiguïté des rapports entre la France métropolitaine et sa colonie algérienne (une guerre qui ne dit pas son nom). C’est le moment où des maquis s’installent dans les Aurès, où les attentats se multiplient et où le F.L.N. se structure.

Dans l’exposé des motifs de la loi d’état d’urgence, l’État se fonde sur une « insuffisance des moyens de droit », car, seul outil législatif à sa disposition, l’état de siège aurait attribué nombre de pouvoirs à l’armée aux dépens des pouvoirs civils, aurait amené à considérer les nationalistes algériens comme des militaires alors que le pouvoir souhaitait les présenter comme des délinquants et des criminels, aurait pu provoquer l’intervention de l’ONU dans la gestion du dossier algérien, et considérer l’Algérie comme un espace détaché du reste du pays.

Or, dans un esprit de réformisme colonial (Pierre Mendès-France puis Edgar Faure), les autorités considèrent que c’est un travail de police intérieure qu’il faut mener : perquisitions, arrestations, interrogatoires, recherches de renseignements, contrôle des déplacements, des espace et des idées.

L’état d’urgence va donc faire glisser certaines prérogatives de l’autorité judiciaire vers l’autorité de l’exécutif (préfectures, ministère de l’intérieur).

L’état d’urgence sera à « géométrie variable » : sur tout ou partie du territoire et « en cas de péril imminent résultant de graves atteintes à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, un caractère de calamité publique ».

André Chenebenoit, ancien magistrat et avocat, un des rédacteurs en chef du « Monde » en 1955, rédige une tribune, le 24 mars 1955, où il met en garde :
« On réfléchira en tout cas sur l’usage que pourraient faire de pareils textes un gouvernement et une Assemblée dans une situation actuellement hors de prévision » Une réflexion qui est toujours dans notre actualité.

Même si les textes régissant l’état d’urgence ont été modifiés en fonction des circonstances politiques du moment, le fond attentatoire aux libertés demeure.

L’état d’urgence a été activé à neuf reprises (sans compter les diverses prorogations) sur tout ou
partie du territoire national, dans diverses circonstances :
en avril 1955, sur le territoire de l’Algérie,
le 17 mai 1958 (semaine des barricades à Alger),
le 23 avril 1961 (putsch des généraux),
le 12 janvier 1985 en Kanaky Nouvelle Calédonie,
le 29 octobre 1986, sur l’ensemble du territoire des îles de Wallis-et-Futuna
le 24 octobre 1987, dans les communes de la subdivision des îles du Vent en Polynésie française,
le 8 novembre 2005, sur le territoire métropolitain, lorsque les banlieues se soulèvent
le 13 novembre 2015, la nuit même des attentats sur Saint-Denis et Paris,
le 17 octobre 2020, état d’urgence sanitaire, régime d’exception inspiré par le COVID 19 : un autre ennemi vient de surgir : le virus !

On remarquera que tous ces états d’urgence sont liés directement ou indirectement avec les politiques colonialistes menées par la France. L’état d’urgence décrété le 15 mai 2024 (le dixième) n’échappe pas à la règle : https://www.vie-publique.fr/en-bref/294146-etat-durgence-en-nouvelle-caledonie-quelles-sont-les-mesures

Quelques références :

Sylvie Thénault, « l’état d’urgence (1955-2005), de l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi (2007) : https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=LMS_218_0063

Emmanuel Blanchard, « état d’urgence politique et spectres de la guerre d’Algérie », février 2016 : (on trouvera un commentaire sur ce texte par François-Régis Guillaume sur le site de la 4ACG) https://laviedesidees.fr/Etat-d-urgence-et-spectres-de-la-guerre-d-Algerie.html

Mathieu Rigouste, « un seul héros le peuple », une étude historique et sociologique sur les manifestations inattendues et massives qui secouèrent les villes d’Algérie en décembre 1960, sauvagement réprimées par les forces de l’ordre et les partisans de l’Algérie française (éditions « les premiers matins de novembre", 2021),

Léopold Lambert, « états d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial français » : une étude sur plusieurs états d’urgence : en Algérie, en Kanaky, dans les quartiers populaires et dans notre actualité aux éditions « les premiers matins de novembre », 2021.

Bernard Bessac, membre de la commission « contre la guerre » de la 4ACG

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