Peuple français tu as tout vu. Et maintenant vas-tu parler ?

« J’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas Français », disait Kateb Yacine, qui considérait la langue française comme un « butin de guerre ». Ecrivain et militant anticolonialiste, il participe (il a alors quinze ans) à la grande manifestation du 8 mai 1945 à Sétif. Arrêté, il fera quatre mois de prison. Le texte qui suit est paru dans « Jeune Afrique » le 5 novembre 1962.

C’est vivre

Fanon, Amrouche et Feraoun
Trois voix brisées qui nous surprennent
Plus proches que jamais
Fanon, Amrouche, Feraoun
Trois sources vives qui n’ont pas vu
la lumière du jour
Et qui faisaient entendre
le murmure angoissé
des luttes souterraines
Fanon, Amrouche, Feraoun
Eux qui avaient appris
à lire dans les ténèbres
Et qui les yeux fermés
n’ont pas cessé d’écrire
Portant à bout de bras
leurs œuvres et leurs racines
Mourir ainsi c’est vivre

Guerre et cancer du sang
Lente ou violente, chacun sa mort
Et c’est toujours la même
pour ceux qui ont appris
à lire dans les ténèbres
Et qui les yeux fermés
n’ont pas cessé d’écrire
Mourir ainsi, c’est vivre.

Dans cet autre texte, Kateb Yacine évoque le massacre parisien du 17 octobre 1961, qui le marquera à jamais :

Peuple français tu as tout vu
Oui, tout vu de tes propres yeux
Tu as vu la police
assommer les manifestants
et les jeter dans la Seine.
La Seine rougissante
n’a pas cessé les jours suivants
de vomir à la face
du peuple de la Commune
ces corps martyrisés...

Et maintenant vas-tu parler ?

Et maintenant vas-tu te taire ?

Kateb Yacine a écrit en français, en arabe et en berbère. Il a notamment publié Nedjma, en 1956, Le Polygone étoilé en 1966, L’homme aux sandales de caoutchouc (théâtre) en 1970. Ces trois ouvrages aux Editions du Seuil. Voir aussi sur ce site la rubrique bibliogaphie