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Horreurs de la guerre et gestes de fraternité

mardi 21 janvier 2014, par Armand Vernhettes

Horreurs de la guerre et gestes de fraternité

Présent en Algérie de juillet 59 à juin 61, Armand Vernhettes sent que la guerre touche à sa fin : dernières grandes opérations, putsch des généraux, désertions des camarades d’origine algérienne…

Je suis né le 9 mars 1937 à Montjaux (Aveyron), de parents agriculteurs. Je sors de l’école des bergers de Roquefort avec un BEP agricole. Etant l’aîné de sept enfants, j’obtiens un sursis de cinq ans pour effectuer mon service militaire. Mais par solidarité avec les copains du même âge, je le résilie au bout de deux ans. Je suis appelé sous les drapeaux le 3 mars 1959. Classes de 4 mois au camp de Frileuse, près de Versailles, dans l’infanterie. Mais je refuse de faire la formation de gradé, ce qui me vaut de rejoindre une compagnie semi-disciplinaire. Je suis désigné pour partir en A.F.N. et j’embarque le 11 juillet 1959. En Algérie, je remplis successivement les fonctions de chauffeur, caporal, sergent comptable, et chef de groupe opérationnel. Puis au bout de 27 mois, dont 23 en Grande Kabylie, je suis « renvoyé dans mes foyers » le 18 juin 1961.A nouveau agriculteur, je suis responsable professionnel, puis élu communal et cantonal de 1965 à 2001.

Arrivée en Algérie

Une permission de quelques jours dans la famille nous est accordée avant notre départ pour l’Afrique du Nord : moment assez déchirant. Séparation d’avec les copains, traversée de la mer difficile. Un moment impressionnant : lorsque nous arrivons dans le port d’Alger, nous rencontrons un bateau de libérables ; ils auraient dû marquer leur joie, tous au contraire étaient silencieux, rendant l’atmosphère lourde de signification.

J’ai 22 ans quand j’arrive en Algérie avec une certaine inquiétude ; c’est un saut dans l’inconnu, {{}}« la pacification  » dure depuis plusieurs années. Les perspectives ne sont pas roses. Le gradé qui vient nous chercher nous fait comprendre que nous n’allons pas dans le meilleur coin : « dans les montagnes », nous dit-il.

Après l’escale d’Alger, départ pour Tizi-Ouzou. Tout au long du parcours, paysage de désolation : ponts détruits la nuit précédente, écoles brûlées, reconstruites parfois en matériau métallique, enfants qui nous demandent l’aumône à chaque arrêt…Le lendemain nous parcourons une centaine de kilomètres dans une ambiance un peu lugubre. Nous passons en effet dans les funestes gorges de Palestro et arrivons dans notre poste sur un piton, près d’un village nommé Aït Saada.

Commando de chasse, peloton d’élève gradé

Pour ma part je suis affecté au service auto comme chauffeur de GMC. Dès la nuit suivante, départ en convoi de nuit, sans phares, à travers les montagnes avec 20 gars sur le plateau. On est obligé de se mettre très vite dans le bain.

Mais cela ne dure pas, je suis versé dans un commando de chasse ; et là le baroud. Sur l’insistance des chefs, j’accepte d’effectuer le peloton : d’abord un mois et demi tranquille pour le grade de caporal, puis un mois et demi en plein hiver pour celui de sergent dans le plus haut poste Tikjda, ancienne station de ski dévastée.

Retour dans une nouvelle compagnie (la 7e) où je rencontre un fameux Aveyronnais, Rémi Serres. Je le trouvais particulièrement audacieux, il l’a prouvé par la suite.

Après un mois de commando, je suis désigné responsable des armes, des munitions et des vêtements, et chef de groupe opérationnel. Nous devons effectuer un déménagement dans des conditions terribles de pluie et de risques.

Au contact de Français d’origine algérienne

Le régiment était commandé par un Corse intransigeant, surnommé Pépone, un capitaine qui traitait de communiste toute personne qui sortait de l’ordinaire. Cette unité avait la particularité d’être composée à moitié de Français d’origine algérienne. Nous avions de bonnes relations avec eux, mais au fur et à mesure que l’indépendance se profilait, l’ambiance devenait plus tendue.

Près de chez nous une S.A.S. (section d’action spécialisée) était composée d’Algériens engagés, de quelques administrateurs civils, d’un médecin. La situation de ces harkis était assez ambiguë. Avec un statut de militaire, ils étaient censés participer aux opérations ; en fait ils soignaient surtout la population. Ces hommes ont payé très cher en 1962 leur engagement. Leur sort ne fait pas honneur à la France.

Perchés sur des pitons de Grande Kabylie, nous campions à proximité des villages. Nous côtoyions des Algériens vêtus traditionnellement, à l’allure très digne, confrontés à la pression des deux bords. Le chef du village venait même boire le coup au poste. Les rencontres avec les Pieds Noirs étaient rares dans ce secteur : nous ne les appréciions guère. Au sein de l’armée, les rapports étaient plutôt fraternels, à la différence de la métropole.

Les contacts par courrier avec les parents et les amis étaient assez superficiels, nous ne pouvions pas tout dire.

Le sort des prisonniers

Au cours d’opérations, il arrivait que nous fassions des prisonniers. Certains, jugés dangereux, étaient enfermés dans la soute aux munitions ou attachés à des figuiers des jours entiers sous le soleil, en face du bâtiment où je logeais. Quelques appelés de chez nous, fort rares, venaient à leur secours. Pour moi cela était facile, j’étais assez indépendant. Qu’il me soit permis de dire, avec le recul, que le fait de porter à boire et de réconforter ces prisonniers, nous a valu quelques ménagements de la part des résistants.

Nous, jeunes appelés, conditionnés et mal informés, nous n’avions pas connaissance de la torture et des corvées de bois qui se pratiquaient dans notre poste. C’est par la suite que nous nous sommes rendu compte de l’étendue des dégâts. Ces agissements étaient l’œuvre sordide de quelques « spécialistes » à l’allure assez normale. Ils marchaient la tête haute, se croyant sans doute supérieurs : honte à jamais sur eux !

Putsch des généraux

Après 1958, l’armée s’est vue dépassée par la tournure des événements, la pression du général De Gaulle et d’une population française plus réaliste. Elle emploie donc les grands moyens pour orienter les événements en sa faveur. Opération « jumelles » sous les ordres de Challe : ratissages systématiques, héliportage, napalm. Dans les villages, personne n’en réchappait. Quel gâchis ! Je ne bénis pas pour autant le comportement de ceux d’en face, qui n’étaient pas des tendres.

En avril 61, c’est le putsch des généraux. La majorité des appelés, et même des gradés d’active, arrimés à leur transistor, prennent position pour de Gaulle. Pour qu’il n y ait pas d’équivoque nous avons cousu une Croix de Lorraine sur le drapeau en haut du mât. Le capitaine, partisan du putsch, ne sortait plus…Nous avons pris le commandement de l’unité. Cela est difficile à dire, mais nous étions prêts à tirer sur d’autres Français, les paras qu’on annonçait. Heureusement le pire a été évité.

On sentait la fin proche. Parmi les soldats musulmans, beaucoup de suicides, de désertions. Dans un poste près de chez nous, à Souama, ils désertent en emmenant 11 soldats français. Nous avons retrouvé le chapeau de l’un d’entre eux ! En tant que responsable d’embuscade, il m’arrivait de monter la garde la nuit entière pour ne pas être fusillé par mes camarades d’origine algérienne.

Ma libération

Ma libération intervient en juin 61. Mes parents, ma famille, mes amis ont vu arriver un type à bout de souffle, ayant du mal à reprendre le cours de la vie. Six mois après, chez moi, la nuit, je me souciais encore d’avoir mon pistolet près de l’oreille et la carabine à portée. Le bonheur d’être rentré était largement atténué par une fatigue morale et physique. Le séjour en Algérie n’était que très rarement abordé avec les proches et les amis. Chacun inconsciemment voulait mettre un voile sur cette période. A la FNACA on échangeait, mais entre « anciens combattants ». Ce n’est qu’à la 4ACG que l’on a pu se libérer pour la cause de la paix.

Invités en Algérie

En février 1977, nous avons eu la chance, avec mon épouse, d’être invités par des amis travaillant à Alger. En leur compagnie, nous avons visité tous les postes où j’avais séjourné. J’ai connu d’abord un peu d’angoisse à me retrouver sur ce sol, puis la joie de revoir des gens en paix. Un moment fort, lorsque nous sommes arrivés au dernier poste où j’avais passé un an : les bâtisses étaient occupées maintenant par des autochtones. Un instant de stupeur lorsque je dis au chef de famille que j’étais militaire à cet endroit : « Vous m’avez tué un frère », me dit-il. Je lui demande : « Etais-tu fellagha ? « A moitié », me répond-il. Je voulais serrer la main d’un fellagha, c’est ce que je fais. « Tu as bien fait de venir », ajoute mon interlocuteur. Il nous invite à entrer et nous fait servir du thé et des galettes par les femmes de la maison.

J’ai trouvé des gens très dignes, pas du tout rancuniers. A Djemaa Saaridj, les anciens nous montraient les anciennes caches disposées dans la montagne. Certains ne voulaient pas en parler « au cas où il y aurait une autre guerre », disaient-ils !

Horreurs de la guerre et gestes de fraternité

Pour ma part, je ressens une certaine gêne, lorsqu’aux obsèques d’un camarade, on déploie bien grand un drapeau tricolore sur le cercueil ! La cause de cette guerre, c’est le rapport colonisateur/colonisé et l’offense à la liberté d’un peuple.

Il n’y a pas de guerre sans horreurs. En Algérie, des excès ont eu lieu de part et d’autre. Mais n’oublions pas cependant les exemples de fraternité, les comportements humains, les refus d’obéissance, la résistance au « matraquage » dans tous les sens du terme.

Je reste très curieux de l’évolution de ce pays, surtout de la Kabylie, qui reste dans mon cœur.

Armand Vernhettes.