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De la guerre d’Algérie à la banlieue

lundi 25 décembre 2017, par Albert Mériau

De la guerre d’Algérie à la banlieue

Albert Mériau relate ce qu’il a vécu comme infirmier en Algérie, mais aussi les actions de fraternisation avec les Maghrébins dans la banlieue parisienne.

Appelé, j’arrive, le 3 juillet 1958, à une caserne en région parisienne. Je venais de Luçon – en Vendée – où j’étais étudiant en théologie. Dès septembre, durant mes classes, je montais des gardes : tunnel ferroviaire, centrale de Porcheville. Car il y avait des attentats : la guerre d’Algérie s’invitait chez nous ; logique ! J’avais un Mas 36 (un fusil de mon âge) avec 5 balles dans une poche en coton cousue !

Départ pour l’Algérie

Le 11 novembre, c’est le départ pour l’Algérie. Venant de Vendée, je n’avais jamais vu d’Arabe et je ne connaissais pratiquement rien de l’Algérie. C’était pour moi une des dernières colonies de la France qui n’avait pas encore acquis son indépendance.

A Marseille, passage par le camp Sainte-Marthe, une immense caserne de transit pour les appelés en partance pour l’Algérie ; on était traité comme une masse anonyme, sans respect des personnes. Sur le bateau, les différences de classe étaient très marquées : les uns au pont supérieur en cabines ; les « 2° pompes » dans la cale à marchandises, sur des chaises mobiles ; et avec un rata immangeable.

Puis la guerre pour de vrai : 2 ans d’opérations dans tout le Constantinois. Je n’étais pas préparé à vivre cette espèce de guerre. Je me suis protégé pour survivre… comme l’escargot dans sa coquille !

Arrivée au « Bataillon de Corée »

Je débarque, au soir du 13 novembre 1958, au « Bataillon de Corée » – ainsi appelé parce qu’il comportait alors un tiers d’engagés ayant fait la guerre de Corée ou d’Indochine. (Nous portions indument l’insigne de l’ONU : en Corée, c’était la 1° armée de l’ONU, une coalition de 51 pays, qui aboutira à la création de la Corée du Sud.) à mon arrivée, le bataillon était cantonné à Oued-Zenati ; le mois suivant, tout le bataillon déménageait à Aïn-Habid, à l’est de Constantine. Je suis affecté à l’infirmerie.

Dans les premiers mois, nous étions encore engagés sur un secteur précis, près de Guelma. J’apprends que la plupart des colons de cette région étaient partis… suite à des massacres « réciproques » ! Je croyais que ces tueries étaient récentes ; il s’agissait en fait des massacres de Guelma et Sétif en mai 1945. Personne n’en parlait à l’époque : c’était pourtant le vrai début de la guerre d’Algérie. Il restait quand même quelques colons à Guelma ; et j’ai pu les croiser quelquefois quand je suis allé à la messe.

Infirmier

Je participe à de petites opérations, avec des accrochages réguliers. Je n’étais pas en contact direct avec la population. Il y avait bien, à l’autre bout de la ville, un dispensaire ; mais j’étais affecté exclusivement à l’infirmerie des militaires comme secrétaire d’un médecin, ancien de la Légion. Celui-ci était efficace au cours des opérations sur le terrain ; mais les grippes l’ennuyaient. Avec lui, j’ai appris sur le tas à soigner les blessés.

Au secrétariat, entre les opérations, je notais les blessures sur un cahier officiel. J’ai ainsi comptabilisé 13 soldats tués en 1 an (7 en accrochages et 6 par accidents d’arme ou de véhicules) … sur un effectif de 500 soldats au bataillon ! Deux jeunes seront rapatriés en urgence, car ils étaient devenus fous.

Les harkis 

Des familles habitaient dans le bloc de maisons où se trouvait notre infirmerie. Un jeune garçon Mohamed me dit un jour son désir de s’engager comme harki. (Les harkis étaient des Arabes engagés comme auxiliaires de l’armée française). Je lui dis que dans 5 ans nous ne serions plus là… « Et toi qu’est-ce que tu deviendras ? », ai-je ajouté. Pendant un mois, il m’a évité ; mais il ne s’est pas engagé !

J’accompagnais souvent le groupe des harkis dans « leurs visites » des villages. Un jour, au cours d’une de ces « visites », deux vieux se présentent les bras en l’air, médailles de guerre à la poitrine. Un des harkis tire et les tue. Juste un coup de gueule du sergent : tous les morts n’ont pas le même poids ! Il faut dire que le sergent et moi étions les deux seuls « vrais » Français.

 

La ferme Lecas.

L’office de renseignements, « les O.R. », était basé à la ferme Lecas. (Daniel, un appelé que j’ai rencontré plus tard en France, avait été très marqué par son passage à la ferme.) C’était une ferme isolée : les militaires avaient l’ordre de ne jamais dire leur nom ni le lieu où ils résidaient. Un jour ils arrivent à l’infirmerie avec un suspect et demandent au docteur un certificat de décès. Mon lieutenant- médecin refuse. Ils partent dans le djebel… à leur retour, le suspect avait disparu ! C’est ce qu’on appelait la «  corvée de bois » : après les interrogatoires sous la torture, le « suspect » était tué et abandonné en rase campagne. Après cela, ils ne sont jamais passés à l’infirmerie pour des soins – ou pour demander un certificat de décès !

Je n’ai pas été témoin direct de torture ; mais ce qui se passait à la ferme Lecas se disait sous le manteau. Un jour, durant une opération, un suspect commence à être interrogé devant moi ; au moment où ils s’apprêtaient à utiliser « la gégène » (le courant de la pile du radio utilisé pour l’interrogatoire), je grogne : ils se déplacent pour l’interroger plus loin.

Le repos des guerriers

Le bataillon était en repos au pied de la colline d’Hippone. Sur cette colline se dresse la basilique de Saint-Augustin, en souvenir du grand évêque africain de l’époque romaine. Pendant que la plupart des gars étaient partis faire la java en ville, je suis monté à la basilique… avec quand même un pistolet dans une poche et une grenade dans une autre, car je traversais un quartier populaire. J’ai assisté aux offices de la grande semaine des chrétiens – les offices du jeudi et du vendredi saint qui précèdent la fête de Pâques. Pendant ce temps, nos fêtards avaient semé la pagaille en ville et certains étaient même revenus au campement… avec un semi-remorque pris sur un chantier. La punition fut de rouler toute la nuit sur 200 km, pour prendre position sur le barrage électrifié qui séparait l’Algérie de la Tunisie (un barrage avec mines, projecteurs, chemin de ronde…). On nous a fait prendre position sur « le bec de canard », une avancée de la Tunisie… le point le plus chaud du barrage !

Le bataillon devient « opérationnel » 

La deuxième année, j’ai été détaché comme infirmier de la 1° compagnie à Alma-Plaisance, localité située de l’autre côté de Constantine, à une cinquantaine de kilomètres du bataillon. On m’avait nommé caporal pour assurer cette fonction, car je me retrouvais seul comme infirmier.

À cette époque, le bataillon a lui aussi changé de mission. Jusque-là, il avait la charge de contrôler un secteur précis. À partir de ce moment, il est devenu nomade. Il était appelé à mener des opérations, à la demande de l’état-major – en accompagnement des paras et de la Légion – sur tout l’ancien département de Constantine : les Aurès, la petite Kabylie, Collo, la frontière, la région de Sétif. Il a participé ainsi aux grandes opérations Challe et Pierres Précieuses, qui avaient pour but de casser les forces armées du FLN en les empêchant de se regrouper.

Quelquefois, pour approcher des points d’accrochages, nous étions héliportés ; jamais au retour. Des marches épuisantes. Nous faisions beaucoup de route en convois avec nos 50 véhicules. Des accrochages continuels.

Les « zones interdites »

Certaines zones étaient entièrement vidées de leurs habitants ; ceux-ci étaient regroupés dans des camps. Mais il restait toujours quelques habitants éparpillés dans ces « zones interdites » : ils vivaient dans des conditions terribles. Quand l’armée arrivait, les femmes et les enfants se regroupaient sur le côté pendant que les militaires fouillaient le village. Si un accrochage se produisait ou si l’on découvrait des armes, le village était brûlé.

Un jour tout un village était malade : j’ai distribué ma boite d’aspirine. Une autre fois un gamin avait un bras cassé, avec une fracture ouverte au bras : je le remets en place. Il me regardait avec de grands yeux : c’était ça ou rien… Il ne s’agissait pas de moisir sur place, car il y avait eu des échanges de coup de feu !

« La grande muette »

Le 17 avril 1959, nous sommes accrochés dans les gorges de l’oued El Kebir. Le chauffeur du capitaine de la Compagnie de commandement est blessé en retournant prendre son arme dans la jeep. J’étais dans la voiture qui suivait ; sous les tirs, nous le traînons dans l’oued. Ce jour-là mon médecin, en congé, était remplacé par un aspirant qui d’ordinaire soignait les civils. C’était son premier coup de feu et il était paniqué. J’assure les soins et administre au chauffeur un tonicardiaque, car il était choqué. L’hélicoptère arrive ; et mon toubib, voulant enfin se rendre utile, prend le brancard, le dresse à la verticale : le brancard touche les pales de l’hélico. Le pilote hésite : entre deux risques, il choisit de décoller… malgré les pales qui faisaient un bruit inquiétant.

Dans un livre sur l’histoire du « Bataillon », cet accrochage est décrit par l’adjudant qui neutralisera les tirs au-dessus de nous. Malgré les informations que j’avais fournies, la version retenue sera la sienne : « Un infirmier dresse le brancard verticalement et touche une pale ». N’est-ce pas plus normal comme ça … pour la « grande muette » !

« Je l’ai cru mort. »

Le médecin du bataillon – dont j’ai déjà parlé – était plus officier que médecin : d’ailleurs, nous l’appelions « mon lieutenant » et non « docteur ». Pour lui, il y avait une barrière entre les officiers qui ont le savoir et la troupe qui exécute. Jamais nous n’avions d’information sur les blessés, une fois qu’ils avaient quitté le bataillon. Nous ne savions pas si certains étaient morts. C’est ainsi que j’ai cru mort mon copain Pierre qui avait disparu des radars après l’embuscade du 17 avril. Je n’avais pas son adresse pour écrire à ses parents ! Heureusement ! Plus de 20 ans après, ayant rétabli le contact avec les anciens du « Bataillon de Corée », j’ai retrouvé trace de Pierre sur leur listing. Il était bien vivant et même maire de son village de Normandie !

Le reporter en herbe

Un jour, nous étions héliportés ; un jeune appelé, photographe de métier, nous accompagnait. Il avait été affecté au « Bled », journal de propagande des armées distribué aux soldats. Nous sommes « accrochés » au bout d’un champ labouré ; la terre giclait déjà le long des sillons. Notre jeune reporter restait désespérément debout, faisant une trop belle cible. J’étais déjà à plat ventre, comme tout le monde ; je le tire par les pieds. Il chute lourdement, heureusement protégé par son appareil qui prend tous les chocs. Adieu le scoop ! Peu de temps auparavant, nous avions perdu un jeune appelé, dans des conditions similaires.

La bonne lecture de la carte

Ce jour-là, nous avions encore été « accrochés ». Comme infirmier, j’accompagnais une section qui opérait un mouvement sur le flanc gauche. Alors que nous étions isolés, un avion – un T6 – vient sur nous en piqué ; mais sans tirer. Visiblement le pilote hésitait : de quel bord étions-nous ?

J’avais déjà un an et demi de bouteille. Je prends la carte des mains du jeune aspirant qui commandait la section et je refais le point. Puis, saisissant le « bigo » – le téléphone de campagne que le radio avait en main – je redonne la position. Le T6 s’éloigne. Le jeune officier ne m’en a pas voulu : il m’offrira une belle « Bible » que j’ai toujours. Ce jour-là, la bonne lecture de la carte d’état-major aurait été plus utile que celle d’une « Bible » !

Des professionnels de la guerre

Lorsque nous avions des accrochages, nous préférions être commandés par des engagés -officier ou simple « cabo-chef » déclassé – qui avaient fait la guerre de Corée ou d’Indochine, plutôt que par des jeunes appelés venant tout droit de l’école d’officiers de Cherchell. Les premiers étaient des professionnels de la guerre. Ils nous disaient à nous appelés : « Vous, c’est pas votre métier ! », et ils réagissaient au quart de tour, en prenant tous les risques pour eux. C’étaient aussi des cabochards ; je comprends pourquoi, après ce qu’ils avaient vécu sur les montagnes gelées et escarpées de Corée ou dans les marécages de Dien Ben Phu.

Médaille refusée

Un autre accrochage. Au petit matin ma compagnie commençait à encercler un village, près de Lucet dans la région de Mila. Soudain j’entends le hurlement d’une sentinelle placée sur la colline : « Fransouz » ; et les tirs éclatent de tous côtés.

Dès le début un soldat est tué. Voici comment un copain de sa section décrit les circonstances de sa mort : « Guy G. ne se sent pas à l’aise ce matin-là : il redoute l’accrochage et en fait part au sergent M., lequel lui envoie une gifle magistrale et lui dit de reprendre immédiatement sa place dans la formation. Guy sera mortellement touché un quart d’heure après. […] La veille notre camarade avait déposé ses cartes de vœux destinées à sa famille et à ses amis de métropole dans la boite à courrier. Dès que nous sommes rentrés à la base de la compagnie, au Hamma, nous avons retiré ses lettres de souhait de bonheur. »

Deux autres sont blessés, dont le sergent F. Le capitaine me demande de rejoindre ce dernier ; il me propose trois gars pour m’accompagner. Je choisis de partir seul pour me glisser plus facilement dans le creux de l’oued. Le sergent avait reçu une rafale dans l’épaule ; je lui fais un pansement serré, car il voulait continuer de commander sa section jusqu’à la fin de l’accrochage. Je me fais moi-même tirer dessus en faisant son pansement, quand mon bras dépassait la falaise de l’oued. Puis je pars soigner un blessé d’une autre section. Ils seront évacués par hélicoptère.

C’était une réunion de « fellaghas » comme nous les appelions alors. Onze d’entre eux seront tués ; et les onze corps seront exposés sur la place de la ville voisine. Suivront onze médailles : du général à l’infirmier. Quand on me demande de payer ma médaille, je leur réponds : « Vous pouvez vous la mettre… ! ». Cette correspondance : « 11 fellaghas =11 médailles » m’avait choquée.

L’accident de camion.

Alors que ma compagnie se déplace en convoi vers le barrage, un camion qui transportait 17 soldats tombe dans un ravin. Je suis dans les premiers à descendre et je resterai le seul infirmier dans le ravin. Le service sanitaire viendra plus tard ; mais il restera sur la route et je ne le verrai pas.

Dans le ravin, je suis happé de tous côtés. Après un tri rapide et des soins sommaires, je fais remonter les trois blessés les plus graves sur la route. Deux fusils dans les manches de veste font office de brancard : c’est la technique apprise dans mes courts stages d’infirmier à l’hôpital de Constantine. Je reste en bas pour m’occuper des autres. Heureusement, une section disposait de pansements individuels, car ma trousse d’infirmier n’aurait pas suffi. Je vais de l’un à l’autre pour une rapide désinfection et aider à poser les pansements. Puis je remonte avec toute la troupe ; les blessés seront évacués par un simple camion du service du train. Quant à moi, je poursuis ma route avec ma compagnie en direction de la frontière.

Un discours républicain

Au moment des premiers évènements de l’OAS, ma compagnie était venue garder la ville de Philippeville. J’ai encore en mémoire le discours de fidélité à la République de mon capitaine Fuchs, un Alsacien nommé capitaine au feu pendant la guerre 39-45 ; un homme maîtrisant mal l’écrit, mais d’une grande valeur humaine. Ce jour-là il me donna exceptionnellement à garder une rue qui donnait sur le port, avec une équipe et un fusil-mitrailleur. Ce fut la seule fois, car ce n’était pas le rôle de l’infirmier de la compagnie. Pendant ce temps le commandement du bataillon flirtait avec l’OAS ; et plusieurs des gradés seront emprisonnés.

Au retour, le « black-out »

Je suis rentré en France à la sauvette pour la mort de ma mère ; je n’ai pris aucune adresse, car les copains embarquaient pour une longue opération.

Le lendemain de mon arrivée en Vendée, je rentrais en mobylette d’une visite chez des voisins. La nuit tombait et j’étais sur le qui-vive. Soudain j’entends une explosion ; par réflexe je me jette dans le fossé. Les ouvriers de la mine à côté venaient de faire sauter la roche en fin de journée pour préparer le travail du lendemain. J’avais encore la tête en Algérie ! Ce fait je ne l’avais dit à personne ; pour ne pas rajouter à la peine de la famille.

J’avais encore un mois de service militaire à accomplir ; je demande Luçon où j’avais déjà fait deux ans d’études religieuses avant d’être appelé. Je faisais des visites inopinées au séminaire – en militaire et béret noir (non courant à l’époque : seuls les « commandos » l’avaient !). Le grand écart !

Une fois libéré de mes obligations militaires, je reprends mes études religieuses pour être prêtre. Entre séminaristes, nous avons fait « un groupe de parole » avec les « revenants d’Algérie » … c’était le mot employé et il convenait parfaitement. Nous avons partagé nos situations. Les points de vue étaient divers, tant nous étions marqués par nos vécus différents. Certains mettaient en avant le travail social qu’ils avaient fait ; d’autres s’interrogeaient sur les responsabilités qu’ils avaient eues en tant qu’officier. Il y avait aussi -c’était mon cas – les hommes de troupe qui avaient « subi » la guerre.

Puis black-out durant de nombreuses années. Je ne voulais pas du titre d’ancien combattant, car je considérais cette guerre illégitime et pourrie.

Ma réflexion : « Contre la guerre »

Pour l’avoir vécue durant 2 ans, je témoigne que la guerre, c’est un monde infrahumain où les valeurs humaines de base qui fondent nos sociétés volent en éclat pour faire primer la loi du plus fort, et la domination sur l’autre ; jusqu’au droit de s’arroger le droit de vie et de mort sur « l’ennemi ». Avec toutes les séquelles pour le soldat embarqué dans ce non-respect et cette destruction de l’autre. Le mépris de la population algérienne était une caractéristique forte du milieu militaire. La guerre ne peut être une solution, car elle sape les fondements mêmes de la société. La guerre est une machine à détruire. Elle détruit aussi celui qui « gagne ».

Voici comment je suis intervenu sur ce thème en milieu scolaire avec d’autres militants de la 4acg : « Vous les jeunes, vous avez la chance de ne pas avoir connu de guerre. Encore que dans les classes cosmopolites de nos banlieues, vous trouvez toujours un copain qui a vécu la guerre ou l’exode forcé. Auparavant chaque génération avait sa guerre. Dans ma famille, par exemple, mon père a fait cinq ans de captivité en Allemagne : une longue absence durant toute notre école primaire ! Quand il est revenu, c’était un homme étrange à nos yeux, tant il avait lutté pour sa survie (il avait travaillé d’abord en usine puis dans une carrière de pierres). Comme nous, les « revenants d’Algérie », il ne pouvait pas parler de ce qu’il avait vécu : c’était trop différent du monde dans lequel nous vivions. Attention aux fossés qui se creusent entre les peuples, ainsi qu’au sein des peuples. Les inégalités grandissantes laissent des masses sur la touche ! Une poudrière sous nos pieds ! »

Participation à des associations

Face à de tels enjeux, on ne peut pas agir seul. C’est pourquoi j’ai adhéré à plusieurs associations. Il a fallu plusieurs années – et mon arrivée en région parisienne, – pour que je m’inscrive à la Fnaca (Fédération Nationale des Anciens Combattants d’Algérie) par solidarité avec un groupe de ma génération marqué par cette période pourrie de notre jeunesse. Des copains heureux de se retrouver en amitié, mais qui ne parlent pas de leur vécu enfoui.

Il y a aussi l’amicale des appelés du « Bataillon de Corée ». Elle se réunit chaque année pour une semaine, en village-vacances, avec des circuits de découverte d’une région. C’est un groupe d’amitié que je veux conserver.

Je suis venu à la 4acg par mon frère Georges. Il m’avait offert pour mes 80 ans le livre de la 4acg, Guerre d’Algérie, guerre d’indépendance. Paroles d’humanité . C’est ce qui m’a décidé. Georges Mériau est membre de la section de Nantes. Appelé en Algérie avant moi, il était parti avec les « rappelés ». Il a écrit de longs passages sur « sa » guerre d’Algérie dans un livre intitulé Graine de militant .

Actions dans le contexte des banlieues

Comment toucher nos banlieues, nos cités qui ont à voir avec notre passé colonial ? Voici le bout de chemin que j’ai fait en ce sens.

Lorsque le film La Trahison a été projeté -à ma demande – au Blanc Mesnil, ils étaient venus une dizaine de la Fnaca. Était présent aussi le groupe de femmes algériennes de ma cité « Quelques-unes d’entre nous ». Deux mondes qui ne devaient pas se rencontrer : pourtant il y a eu une écoute respectueuse de l’autre.

Dans mon entreprise beaucoup de conducteurs de bus étaient maghrébins. Nous passons de la convention collective des routiers à la convention des urbains. Mais dans cette nouvelle convention l’article 12 stipule d’être français, comme c’est le cas pour la RATP. Nous faisons grève pour obtenir une dérogation et garder nos Algériens. Cette présence massive de conducteurs Maghrébins, qui avaient de grands enfants en cités, nous a fait accepter dans les cités lors des révoltes des banlieues de novembre 2005.

Le maire d’une ville du Val d’Oise (qui était sur ma ligne de bus) organise une manifestation guerrière : du combat rapproché sous les fenêtres d’une cité qui entoure le stade. Un couple d’éducateurs, écœuré, accroche spontanément à sa fenêtre un drap de lit avec l’inscription « armée école du crime ». Un gros bras de l’armée intervient manu militari dans l’appartement. L’armée intente un procès, évidemment perdu pour le couple. Je témoigne au tribunal de l’action éducative de ce couple qui est à l’origine d’une maison des jeunes dans la cité. Le Man (Mouvement d’Action Non violente) du Val d’Oise est présent massivement. Je ne connaissais pas ce mouvement, ni le couple non plus. Depuis, je suis abonné à la revue Alternatives Non Violentes. Je m’en suis souvent inspiré dans mes actions syndicales ou de cité.

Actions dans la cité

À mon arrivée il y avait beaucoup de pieds noirs et de familles algériennes regroupées. J’y ai des amis : le couscous, le ramadan, je connais ! Dans notre action au service de la cité, ils restent la base la plus solide.

C’est encore mieux quand ce sont les femmes qui bougent ! Un groupe s’est ainsi constitué lors de la « révolte des banlieues » de novembre 2005, où des ados maghrébins revendiquaient leurs droits républicains en brûlant des bâtiments publics et en occupant la rue toute une semaine. Des femmes décident d’occuper aussi l’espace public : par des discussions enflammées avec les jeunes, des bouffes, des débats. Le groupe « Quelques-unes d’entre nous » était né, avec leur coach, la directrice de la maison de quartier.

Nous avons créé un journal de quartier, Vu d’ici, portant principalement la parole de ces femmes. Mohamed, qui n’a jamais été à l’école, a aussi des choses à dire : il nous écrit en phonétique ! Ces femmes sont allées à l’étranger présenter leur pièce de théâtre et un film ! Le groupe existe toujours ; il est à l’origine d’un café associatif, au cœur du centre commercial, pour que les dealers ne soient pas les seuls à occuper la place.

Le 8 mai, au cimetière, nous nous retrouvons juifs, musulmans et chrétiens. Quelquefois des jeunes interviennent. Nous relisons les évènements de l’année ; des vérités sont dites, mais dans l’écoute des uns et des autres. Pourtant, cette année encore, j’entendais dans mon dos parler des « bougnoules », suite à une intervention du responsable de la communauté musulmane, qui n’est pas maghrébin mais indien de Pondichéry !

 

Ce vécu de la guerre d’Algérie marque encore aujourd’hui les mentalités par le racisme, le mépris.

Il faut laver nos mémoires pour apprendre à vivre ensemble.

Il faut laver nos mémoires pour apprendre à vivre ensemble.

Albert Mériau,

Blanc Mesnil, Noël 2017