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Avec ou sans commission franco-algérienne désignée par les deux Etats, le travail historique se poursuit et nécessite un libre accès aux archives

lundi 12 décembre 2022, par Michel Berthélémy

Source : histoirecoloniale.net, 7 décembre 2022

Quatre mois après l’annonce par les présidents français et algérien d’une commission franco-algérienne consacrée à l’histoire de la colonisation de l’Algérie, le chef de l’Etat algérien Abdelmadjid Tebboune a reçu en présence de son conseiller Abdelmadjid Chikhi les personnalités suivantes : Mohamed El Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Filali, Mohamed Lahcen Zighidi et Djamel Yahiaoui. Des historiens et des archivistes algériens réputés pour la qualité de leurs travaux ne font pas partie de ce groupe. En France, la création d’une telle commission continue de faire débat, comme en témoigne la tribune ci-dessous publiée par l’historienne Sylvie Thénault. Quoi qu’il en soit, le travail historique se poursuit - voir le colloque international organisé du 6 au 8 décembre 2022 à La contemporaine - et, comme l’affirme un message de l’association des Historiens et historiennes du contemporain (H2C), il nécessite la fin des entraves imposées actuellement en France à l’accès aux archives.

La tribune de Sylvie Thénault, dans Le Monde du 17 octobre 2022

Au menu de la visite de la Première ministre, Élisabeth Borne, en Algérie [les 9 et 10 octobre] : bien des sujets aux conséquences très concrètes dont les enjeux surpassent de loin ceux de l’écriture de l’histoire. Pour autant, et même en fin de liste, le projet d’une commission d’historiens français et algériens travaillant à la « réconciliation » semble rester d’actualité, bien qu’il n’ait pas abouti depuis son annonce en août. Rencontrerait-il des difficultés ? Probablement, pour une raison simple : il a tout de la fausse bonne idée, même s’il relève du bon sens, en apparence. Pourquoi ?
D’abord parce que nous, historiens et historiennes, n’avons pas attendu les Etats pour travailler. Non seulement nous avons, de très longue date, consulté les archives accessibles – elles abondent – mais nous avons interrogé les témoins, recueilli leurs documents, utilisé des images, des films et toutes les sources imaginables. Nous en avons tiré des articles et des livres en si grand nombre que l’Algérie coloniale, aujourd’hui, domine dans les bibliothèques quand les autres colonies de l’ex-empire français intéressent largement moins. Nous avons même documenté tous les sujets, y compris les plus sensibles. Il reste et restera toujours à faire, mais c’est incontestable : qui veut connaître cette histoire a de quoi s’informer.
Fausse bonne idée, surtout, car la nationalité ne fait pas l’historien. Certes, chacun hérite d’une vision du passé dépendante de l’enseignement qu’il reçoit, de la famille dans laquelle il grandit, de la société dans laquelle il vit… Les formations universitaires divergent aussi d’une nation à une autre, donnant naissance à des façons de faire et de penser l’histoire différentes. Impossible pourtant de rattacher les travaux et leurs auteurs à une nationalité.

Internationalisation de la recherche

Il existe des binationaux qu’il est indécent de renvoyer publiquement à une nationalité plutôt qu’à une autre – sauf à adhérer à une conception réactionnaire des identités, tout à fait dans l’air du temps, ignorant la souplesse et la complexité des appartenances. Le projet supposerait – comment l’oser ? – de demander à un historien de double nationalité de dire s’il est français ou algérien quand il écrit l’histoire. Il existe en outre des trajectoires professionnelles défiant les frontières. Ainsi, par exemple, des Algériens viennent faire leur thèse ou des séjours de recherche en France car – c’est l’essentiel – l’écriture de l’histoire est internationalisée. Les débats historiques ne se plient pas aux appartenances nationales. Ils les transcendent.
Pour être claire : de profonds clivages peuvent opposer des chercheurs d’un même pays, tandis que des chercheurs de divers pays peuvent parfaitement s’accorder ; et les pays concernés dépassent le binôme France-Algérie. L’Italie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Etats-Unis… fournissent à cette histoire quelques-uns de leurs spécialistes. Contrairement à une idée reçue, du reste, ils n’abordent pas ce passé avec plus de distance ou moins de préjugés, même si l’argument selon lequel l’étranger apporte une plus-value à cette histoire en raison de sa seule nationalité fonctionne si bien dans l’espace public ! Il ne faut pas être dupe : eux aussi travaillent avec des visions de ce passé déterminées par les contextes scolaires, sociaux, familiaux et universitaires dans lesquels ils ont grandi et ont été formés. Et puis ils circulent en dehors de leurs frontières, de même que leurs travaux. Nous nous connaissons toutes et tous. Une nuance à cette internationalisation, toutefois. Elle demeure très déséquilibrée. Ses inégalités sont celles de notre monde. Elle laisse trop en marge les chercheurs des pays ex-colonisés, et si projet il devait y avoir, c’est là qu’il devrait se situer : délivrer des visas pour faciliter les circulations et puis aussi multiplier les traductions pour que nous puissions nous lire et échanger plus encore que nous ne le faisons.

Un non-sens

Quelles que soient ses limites, cette internationalisation a une conséquence majeure : les débats de la recherche échappent aux cadres nationaux. Ils portent – notamment – sur les sources utilisées (sources coloniales ou des colonisés ?), sur la langue de travail (français, arabe, autre ?), sur les temporalités retenues (entre 1830 et 1962 ou plus largement ?), sur les espaces à considérer (Algérie, France, Algérie et France, Maghreb, Afrique ou au-delà encore ?). Bref. Le classement des chercheurs et de leurs travaux selon le critère de la nationalité est un non-sens.
L’idée d’une commission franco-algérienne repose sur une ignorance – édifiante – des conditions de l’écriture de l’histoire aujourd’hui et des débats qui animent la recherche. Elle procède d’une conception dépassée et démocratiquement dangereuse de ce qu’est l’histoire. Dépassée et dangereuse, car considérer que la nationalité fait l’historien, c’est imaginer que ce dernier ne peut produire autre chose qu’un récit national, strictement antithétique à celui des historiens d’autres nationalités. Dépassée et dangereuse aussi par le but affiché : un récit servant une « réconciliation », qui est celle des Etats et de leurs chefs.
Un récit bilatéral officiel, donc, conçu comme un juste milieu, écartant les sujets qui fâchent ou se fixant sur le plus petit dénominateur commun possible ? Un récit consensuel, aseptisé ? Et ensuite ? Ce récit établi, satisfaisant les princes, faudra-t-il le figer ? Quelle aberration. C’est de tout le contraire qu’a besoin l’écriture de l’histoire : ouvrir tous les dossiers sans interdit, poser toutes les questions sans tabou, débattre sans entraves, jusqu’à la polémique s’il le faut. Ainsi la recherche avance, toujours et encore, tant notre métier est de réinterroger sans cesse le passé, à travers de nouvelles thématiques, de nouvelles questions, de nouvelles documentations. L’écriture de l’histoire ne se conçoit qu’en mouvement, et elle est impossible sous injonction. Elle requiert liberté et démocratie. En Algérie, en France, comme de par le monde.

Sylvie Thénault est historienne, directrice de recherche au CNRS, au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains. Elle a notamment publié « Les Ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial » (Seuil, 2022)

https://histoirecoloniale.net/Avec-ou-sans-commission-franco-algerienne-designee-par-les-deux-Etats-le.html

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