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« Ne nous racontez plus d’histoire ». Un entretien avec les documentaristes Ferhat Mouhali et Carole Filiu-Mouhali

mardi 27 juillet 2021, par Gérard C. Webmestre , Danièle Malley Champeaux

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Un entretien avec les documentaristes Ferhat Mouhali et Carole Filiu-Mouhali

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« Ne nous racontez plus d’histoire » est un documentaire produit par Ferhat Mouhali et Carole Filiu-Mouhali qui croise les mémoires historiques, et personnelles. Ce long métrage démêle les fils multiples ramenant à la guerre d’Algérie et montre son influence sur la manière dont le passé et le présent sont compris et vécus des deux côtés de la Méditerranée. Le film dévoile également le rapport des deux cinéastes – l’un Algérien et l’autre Française – à cette histoire, notamment au prisme de leurs engagements personnels. Ce faisant, il offre un autre regard sur les « guerres des mémoires » qui secouent les deux pays, en s’efforçant de dépasser les clichés et en refusant d’être limité par les cadres historiques officiels.

Comment avez-vous eu l’idée de faire ce film ?

Ferhat a participé en 2012 à l’université d’été de la Fémis, une école de cinéma, à Paris. Dans ce cadre, il voulait réaliser un court-métrage sur le 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. Nous avons tous les deux commencé à chercher un angle. Nous avons fouillé dans nos mémoires, dans des livres, pour réfléchir à ce qu’il pouvait aborder. Ce qui nous a frappé à ce moment-là, c’est que tous les deux, Ferhat, Algérien ayant grandi et vécu en Algérie, membre d’une famille du FLN, et Carole, fille de pied-noir, baignée dans ce récit depuis son enfance, ne connaissions finalement pas grand-chose de cette guerre. Les connaissances que nous en avions étaient totalement disparates alors que chacun avait sa propre vision d’un seul et même événement. En dehors de nos propres récits familiaux et de ce que nous avions reçu à l’école - beaucoup pour Ferhat, pas grand-chose pour Carole - nombreux étaient les trous et les absences. Pour elle, c’était la violence, la cruauté de cette guerre qui avait souvent été occultées. Pour lui, c’était des personnages historiques, des massacres entre Algériens qui avaient été effacés. Pour nous deux, enfin, c’était les « porteurs de valises », ces Français qui avaient aidé l’Algérie, qui n’avaient jamais existé. Ferhat a finalement décidé de réaliser son court-métrage, « Des mots sous silence » sur ce sujet, en rencontrant l’historien Jean-Luc Einaudi, et Christian Mercier, un porteur de valise, qui plus tard témoignera dans notre long-métrage.

L’idée de « Ne nous racontez plus d’histoires » est partie de là, de cette envie de comprendre les raisons pour lesquelles un Algérien et une Française, pour qui finalement tout devait être clair, ne connaissaient pas grand-chose à leur passé commun. Tous deux, nous avions le sentiment de nous trouver face à une sorte de mensonge collectif et volontaire et nous avions envie d’en comprendre l’origine. En quelque sorte, nous étions déçus de l’histoire « officielle » et nous avions envie de reconstruire par nous-mêmes cette mémoire.

Comment s’est déroulé le tournage ? On sait que pour certains, la mémoire de la colonisation française et de la guerre d’indépendance est encore un sujet sensible. Est-ce que vous avez rencontré des obstacles particuliers ou des réticences de la part des personnes que vous avez interviewé ?

La réalisation du film a été très longue ! Nous avons été soutenus dans un premier temps par la région PACA puis par l’Institut Français d’Algérie. Mais notre producteur a fait faillite, nous n’avons pas pu bénéficier de ce soutien financier et nous nous sommes ensuite engagés dans une procédure judiciaire pour racheter nos droits d’auteur… Le tournage a eu lieu à ce moment-là, en 2015, dans ces conditions déjà difficiles.

Pour être clairs, ce ne sont pas les personnes que nous avons interviewé qui étaient réticentes, mais plutôt les institutions. En Algérie, nous avons demandé l’autorisation de tourner dans une école : nous voulions filmer un cours d’histoire, en parallèle de ce que nous avions filmé en France. Mais jusqu’à ce jour, nous n’avons toujours pas reçu de réponse à notre demande !

À Alger, nous étions discrets quand nous filmions car nous n’avions pas d’autorisation. Ferhat a été militant de l’association Rassemblement Action Jeunesse (RAJ – dont de nombreux militants ont été emprisonnés durant le Hirak) et chaque passage à la frontière a été compliqué. Ferhat devait déjà passer plusieurs heures dans les bureaux de la police des frontières pour des « examens de situations » - comme ils appellent ça – et pour confisquer définitivement notre matériel. À chaque séjour, nous recevions des convocations de la police et nous devions nous rendre au commissariat local pour répondre à leurs questions.

Nous avons ensuite réalisé une collecte sur Ulule pour financer le montage et rencontré notre producteur actuel. Si en France, nous n’avons eu aucun problème pour tourner, c’est la diffusion qui s’est avérée compliquée. Les chaînes et institutions de financement contactées trouvaient notre idée « intéressante » mais « trop sensible ».

Vous avez tous les deux une certaine expérience dans la réalisation documentaire et journalistique. Quels sont les évolutions récentes dans les conditions de tournage de documentaire en Algérie ?

De plus en plus d’Algériens et d’Algériennes réalisent des films, mais ils se heurtent à la problématique du financement et de la distribution. Il n’existe pas de financement en dehors des canaux officiels, c’est-à-dire sans passer par le FDATIC - Fonds de Développement des Arts, des Techniques et de l’Industrie Cinématographiques. Les réalisateurs s’autocensurent donc pour pouvoir bénéficier de cette manne financière ou doivent faire appel à des financements étrangers : Institut Français, Arab Fund of Arts and Culture, Doha Film Institute… Par ailleurs, les salles de cinéma sont très rares et les réalisateurs sont donc obligés de produire des films pour un public qui n’est pas algérien. Cela entraîne donc des choix de sujet, de thématiques qui seraient plus à même de plaire à un public européen ou moyen-oriental. Cependant, il existe un réseau parallèle de passionnés qui tournent des films indépendants à petits budgets et qui les diffusent via des ciné-clubs et festivals. Aussi, il faut mentionner le travail d’une réalisatrice chevronnée comme Habiba Djahnine, qui organise des ateliers de formation à destination des jeunes, et notamment des femmes, afin de leur donner une première expérience cinématographique.

Le cinéma documentaire algérien, qui est aussi un outil de critique sociale, culturelle et politique, est-il lié d’une manière ou d’une autre à la mobilisation populaire du Hirak ?

Dès le début, les participants du Hirak se sont emparés de l’image, fixe et animée, pour faire connaître leurs revendications, notamment sur les réseaux sociaux. Ils ont compris qu’ils devaient contrôler leur propre image, car jusqu’à présent, ce qui était visible sur l’Algérie, notamment en France, était principalement réalisé par des Français pour un public français. En faisant cela, ils remettaient aussi en cause le discours tenu par le pouvoir selon lequel, le Hirak, ce n’était rien. Car la télévision algérienne a pour habitude, depuis l’indépendance, de manipuler la réalité et de la masquer.

Naturellement, les réalisateurs algériens ont voulu témoigner de ce mouvement et des films commencent à voir le jour. Il est aussi intéressant de voir comment deux réalisatrices françaises ont intégré le Hirak à leur film de fiction : « ADN » de Maïwenn et « Sœurs » de Yamina Benguigui.

Votre film est devenu encore plus pertinent en France avec la publication du rapport Stora et une énième polémique autour de la « repentance ». Comment situez-vous votre film dans ce contexte ?

Avec ce film, notre objectif est d’ouvrir le débat sur cette guerre des deux côtés de la Méditerranée, de se questionner, d’avancer. Ce n’est pas de raconter l’histoire mais d’aborder la mémoire autrement que sous l’angle des récits officiels. Nous ne voulons rien cacher, seulement évoquer des évènements, des faits historiques sans haine ou sans chercher à blâmer des individus. Car camoufler des faits les rend plus mystérieux et accroit la haine entre les deux peuples.

En ce qui concerne la repentance, elle est utilisée en Algérie depuis l’indépendance pour créer un ennemi commun pour la population. Or, les Algériens, et surtout les jeunes, ont dépassé ce sujet car ils sont confrontés à bien d’autres problèmes au quotidien. Comme le disait un ami algérien : « C’est au système algérien que nous demandons de s’excuser pour ce qu’il nous fait chaque jour ! »

En France, c’est un épouvantail brandi par certains pieds-noirs, certains militaires qui ont fait la guerre, qui sont plutôt du côté de l’extrême droite. Pour eux, toute reconnaissance de la part de l’État d’un assassinat, d’un massacre, revient à demander pardon. L’État français est tributaire de cette partie de l’opinion et ne veut pas se la mettre à dos. Chaque petit pas, aussi minime soit-il, (reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin puis Ali Boumendjel, publication du rapport Stora) entre aussitôt dans cette polémique de la repentance. Il ne nous est toujours pas possible d’évoquer ce conflit sans passion, c’est ce que nous regrettons le plus.

Quelle est votre scène préférée dans le film ?

Chaque scène apporte des sensations propres qui participent à la construction et au dynamisme du film. Chacune d’entre elles constitue une fenêtre sur l’histoire et la mémoire.

Pour ma part (Carole), un moment me fait toujours autant frémir, des années après le tournage. Pierre-Alban Thomas, chef d’un service de renseignement pendant la guerre, me raconte ce qu’il a fait, à quoi il a assisté… Durant toute la séquence, il ne me regarde pas dans les yeux, son regard est pointé loin derrière moi. Ce n’est qu’après avoir tout dit, qu’il pose enfin ses yeux sur moi. Comme si, s’être confié lui permettait enfin de renouer avec la réalité, lui permettait en quelque sorte de demander un « pardon » et de se réconcilier avec lui-même.

Par ailleurs, nous aurions aimé intégrer une séquence mais nous n’avons pas pu le faire car elle aurait cassé le rythme du film. Nous avons accompagné des anciens appelés et des pieds-noirs lors d’un voyage en Algérie avec l’association 4ACG (Anciens appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre). Pendant ce voyage, Madeleine, dont le mari avait été appelé, a rencontré dans un village des hauteurs de Kabylie, Ouardia. Elle lui a raconté en français les horreurs que son mari a vu durant cette guerre, Ouardia, de son côté, lui racontait en kabyle ce que son mari et ses enfants avaient subi. Les deux ne se comprenaient pas mais cela ne les empêchait pas de rire et de pleurer ensemble : c’était un moment de communion très intense et très beau.


Il est possible de se procurer le DVD sur le site du producteur : https://vraivrai-films.fr/catalogue/ne_nous_racontez_plus_d_histoires

Des projections auront lieu prochainement en France (Saint-Etienne, Toulouse, Marseille...) et en Algérie (Institut Français et festival Raconte-arts). Le film est sélectionné dans des festivals internationaux (Primed, Vues d’Afrique, Luxor African Film Festival, Beyond Borders Festival http://beyondborders.gr/en/). Les informations concernant les projections sont diffusées sur la page Facebook du film.
https://www.facebook.com/NeNousRacontezPlusDhistoires

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