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Retour d’Algérie, par Michèle Riot-Sarcey, historienne

lundi 20 mai 2019, par Gérard Webmestre , Michel Berthelemy

Libération

Texte écrit en collaboration avec Kamel Chabane et, Dahmane Nedjar — 19 mai 2019 à 17:06

Lors de la manifestation des étudiants sur la place de la Grande Poste, à Alger, le 12 mars. Photo Youssef Alfarabi. Hans Lucas

L’historienne Michèle Riot-Sarcey revient d’un périple dans tout le pays. De manifestations en débats, elle a retrouvé l’esprit d’émancipation qui, dans les années 60, avait échappé aux populations.

Tribune. Algérie ! Le réveil ! Partout des interrogations, des inquiétudes, mais aussi des certitudes. La violence jusqu’alors tournée vers autrui se déplace, et la solidarité s’installe entre les manifestants comme dans la rue à défaut de disposer d’espaces publics. A Alger, une de nos interlocutrices très engagée dans le mouvement nous dit : « On est plus entre soi mais entre nous ! » Tous les témoignages convergent. Le trauma premier, quelle que soit l’origine de la révolte, la cause de la résistance qui perdure est liée au bouleversement perçu à la réception des nouvelles répétées des catastrophes en Méditerranée. Plus jamais de cadavres en mer ! Assez d’humiliation, assez de soumission, assez d’enfermement idéologique sous prétexte d’un retour des années de plomb des années 90. Le voile se lève sur la corruption d’un régime qui, depuis 1962, a confisqué le pouvoir au profit d’une caste de privilégiés.

Aucune hostilité au cours de notre périple. Bien au contraire. Alger, Batna, Constantine, Alger, plus de 2 000 kilomètres sur les routes pas toujours également carrossables. Tout au long du parcours des camions en nombre impressionnant. Le chemin de fer semble avoir été délaissé. Le mardi 23 avril, à Alger, nous nous mêlons à la foule dense des étudiant·e·s qui chemine en longeant les immeubles construits pendant la période coloniale, si nombreux dans le centre de la ville. Nous suivons, avec attention, le rituel des chants avec slogans lancés devant la Grande Poste. Des jeunes filles, bien mises, en jean pour la plupart, voilées ou non, côtoient les jeunes gens dont les coiffures esthétiquement travaillées, attirent l’œil. Les discussions amorcées avec les participant·e·s nous éclairent sur la fierté et l’assurance retrouvée d’une population unie dans l’adversité et qui retrouve une liberté confisquée, notamment en manifestant de manière pacifique affichant ainsi un contraste saisissant entre le soulèvement actuel, populaire, et la décennie noire, prétexte brandi longtemps par les autorités pour inciter la population au silence et à la passivité. Bientôt nous rencontrerons une amie appartenant au « carré féministe » qui ne désarme pas. Celui-ci est aujourd’hui protégé par des hommes afin que les agressions d’hier ne se renouvellent pas.

Départ pour Constantine. Après la jeunesse d’Alger, nous retrouvons l’autre population, légèrement plus âgée, le 26 au défilé hebdomadaire du vendredi. Pendant tout ce temps, les discussions se multiplient sur la situation en France, les gilets jaunes, les secrets des accords d’Evian, qu’aurait tout récemment révélés la presse italienne, la présence tutélaire d’un Macron omnipotent, et toujours des interrogations sur le passé, la résistance intérieure, celle des frontières, des héros méconnus, aujourd’hui retrouvés… A l’aide d’une connaissance, nous y entendons, cette fois-ci distinctement, tous les slogans, heureusement traduits avec toutes les subtilités d’usage et l’ironie « algérienne » devenue légendaire. Les langues s’entrecroisent et peut-être s’entrechoquent-elles ? L’arabe, classique mais surtout l’autre, celle couramment parlée, le français, l’anglais, tout s’écrit ; « No one can stop the people on the way of his destiny », lu sur une pancarte à Constantine. Le scepticisme de notre ami s’estompe au fur et à mesure de l’entrée en scène d’autres manifestants. Il craignait, il craint toujours l’usage et la prolongation de la rente, moyen si commode, malgré la réduction des revenus pétroliers de faire taire les populations alors que la solution se trouverait dans un travail donné à chacun selon ses compétences. Les autorités se satisfont des quelques opérations mains propres et les arrestations ponctuelles d’hommes d’affaires du camp Bouteflika - le frère vient à son tour de tomber, avec l’ancien patron des services secrets, accusés de « complot contre l’Etat ». Elles restent silencieuses sur le sujet crucial du travail.

La démocratie est en marche. Mais comment en débattre ? Peu ou pas de cinémas depuis la décennie noire, les salles de spectacles ont été réduites à la portion congrue. La parole publique comme les débats sont rares. Aucun lieu, nulle part où aller, afin de débattre en renouant le fil des échanges publics si rares depuis 1962. L’université est, certes, l’endroit où l’on discute, des conférences et autres interventions sont demandées aux enseignants mais cela ne suffit pas. Le dernier jour nous assistons à un regroupement exceptionnel, nous dit-on, devant le théâtre d’Alger. Un débat s’est amorcé. Un débat mixte, précise notre traducteur spontané qui s’est proposé de nous faire entendre ce dialogue « inouï », selon ses dires.

Une autre certitude. Si l’islam est la marque de la culture, comme de l’identité collective, également une référence à la résistance des années coloniales, l’islamisme ne reviendra pas. Celui-ci se repère aux costumes portés par quelques hommes. Certains les appellent les « Afghans » tant ils se distinguent, par leur tenue nouvelle, de la traditionnelle djellaba. Aux dernières nouvelles, d’ailleurs, le ramadan ne semble pas avoir ralenti la protestation.

Cependant si nos interlocuteurs, toutes catégories sociales confondues, ne craignent en rien le retour de la guerre civile de la décennie noire, l’inquiétude est constante, latente. Comment construire autrement une démocratie inconnue jusqu’alors ? Comment se passer de l’armée omniprésente ? Comment éviter l’étape d’une représentation soi-disant démocratique dont la crise est patente, partout en Europe, de l’autre côté de la Méditerranée ? Comment retrouver le chemin du travail et des débouchés pour cette jeunesse si heureuse de vivre ? La France a fermé ses portes ou les ouvre parcimonieusement. Bien loin de ces « experts » qui s’expriment partout à tout propos, nous attendons des prises de positions des intellectuels français en particulier, de tous ceux et celles qui se sont mêlés de ce qui nous concerne tous et chacune, à savoir l’avenir d’un pays si proche qui s’exprime massivement et renouvelle une liberté publique tant attendue. Nous retournerons en Algérie, retrouver, si possible, les chemins de l’émancipation.

Michèle Riot-Sarcey historienne, Dahmane Nedjar, Kamel Chabane

Source :
https://www.liberation.fr/debats/2019/05/19/retour-d-algerie_1728116

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