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A l’écoute de l’Algérie insurgée, par Giulia Fabbiano

mercredi 1er mai 2019, par Michel Berthelemy

Pour l’anthropologue Giulia Fabbiano, mieux vaut, face à un mouvement dont l’issue est incertaine, se mettre à l’écoute de ce peuple algérien qui prend librement la parole et, sans débordements, clame sa souveraineté. Elle se penche, dans cet article publié le 19 mars dans "La Vie des idées", et repris le 26 mars sur le site histoirecoloniale.net, sur les thèmes et les mots d’ordre qui émergent en son sein.

Au printemps 2014, peu avant les élections qui ont garanti à Abdelaziz Bouteflika un quatrième mandat, j’avais été frappée par l’allégeance inconditionnée au président d’une partie de la population algérienne, rurale et isolée. « On voterait pour le Raïs même mort » était le propos, un peu caricatural et néanmoins sérieux, que m’avaient tenu à plusieurs reprises les hommes d’une maisonnée accrochée aux flancs du massif montagneux de l’Ouarsenis. Assis en dessous du portrait officiel du chef d’État, seul décor de la pièce, ils n’envisageaient pas d’autre scénario politique possible pour le pays. Au pouvoir depuis 1999, Bouteflika aimait se présenter comme l’artisan de la concorde civile et de la réconciliation nationale. Dans ces coins reculés d’Algérie, ayant payé un lourd tribut à la guerre civile et auparavant à celle de libération, il était donc sincèrement apprécié.
Le « Raïs » était aussi célébré pour les œuvres entreprises dans le but de « moderniser » ces régions laissées pour compte. L’installation électrique, et dans un deuxième temps les travaux de raccordement à l’eau courante, figuraient parmi les accomplissements les plus importants, ainsi que la plus récente politique d’amélioration de l’habitat rural proposant des prêts très avantageux pour la construction de maisons en dur plus confortables, à la place des gourbis en terre battue. En 2014, le prisme local primait donc sur des enjeux nationaux au demeurant très éloignés des préoccupations immédiates ; l’intérêt spécifique, parfois proche du clientélisme, sur l’intérêt général. La « paix sociale » était garantie. Les déplacements limités dans les principales villes du pays, et en dehors des frontières du territoire avoisinant, la lecture intermittente de la presse, des réseaux sociaux totalement inexistants, réduisaient par ailleurs considérablement tout contact avec l’extérieur et toute possibilité de critique d’un mode de gouvernance mafieux et sclérosé. Cette déférence franche et reconnaissante ne tenait pas compte du fait que n’importe quel président au pouvoir pendant quinze ans aurait pu promouvoir de telles réalisations, et même mieux, dans le respect des exigences écologiques et environnementales. Dans un climat où les villes se mobilisaient modérément contre un quatrième mandat, dénonçant une fois de plus des élections truquées, l’arrière-pays se distinguait, déclarant son soutien fort au Raïs. Cinq ans plus tard, quelque chose a incontestablement changé, à en croire l’impressionnante mobilisation de ces dernières semaines, qui ont amené dans la rue, vendredi 8 mars, plusieurs millions de personnes (dont près de deux rien qu’à Alger où depuis 2001 toute manifestation sur la voie publique est officiellement interdite). Que s’est-il donc passé en ce début de 2019 ? Que peut-on comprendre de ce phénomène sans précédent dans l’histoire de l’Algérie ?

« Nom de Dieu, donnez-nous le divorce »

« Telgou rebna » est l’invective lancée par un journaliste dans une vidéo virale, et reprise par la suite dans la rue par les manifestant.e.s et leurs pancartes. La volonté de briguer un cinquième mandat alors que la santé d’Abdelaziz Bouteflika est plus que précaire, laissant supposer une incapacité profonde à assurer ses fonctions, semble avoir été la goutte de trop dans un vase pour d’aucuns déjà débordant. En dehors des zones acquises au FLN et au Président, dont le Sud et certains milieux ruraux, la rupture entre les citoyen.ne.s et le système politique était déjà consommée. Ces dernières années, la méfiance envers un pouvoir perçu comme prévaricateur, usurpateur et corrompu n’a cessé de croître, à l’image du minaret de la grande mosquée d’Alger, fortement voulue par Bouteflika malgré les critiques diffuses qu’elle a suscitées. La colère s’est mue en désaveu de l’État, donnant lieu à des protestations ponctuelles, renforçant les mouvements civiques et associatifs, investissant les expériences culturelles et artistiques, informelles et militantes. La « société civile » s’est opposée comme elle a pu, chaque frange avec ses moyens : les « stadiers », les chômeurs, les journalistes, les féministes, les intellectuels et les artistes, les Kabyles, la jeunesse à la mobilité et aux horizons interdits, les professionnels ne pouvant exercer leur métier (dans les hôpitaux par exemple) faute de moyens et d’infrastructures adéquates, les habitants menacés par le gaz de schiste, pour ne citer que quelques exemples. Ne parlant pas le même langage et n’identifiant non plus les mêmes objectifs, ces différentes catégories ne sont pas parvenues, avant le 22 février 2019, à se rassembler autour d’une lutte ni d’un imaginaire partagés. Le cinquième mandat, celui de trop pour un Président qui ne s’est pas adressé à la nation depuis 2013, c’est-à-dire un an avant sa quatrième réélection, fournit ce dénominateur commun et transversal. Le contexte démographique et socio-économique y joue sans doute son rôle. L’Algérie est un pays où, selon l’Office national des statistiques (ONS), près 54% de la population a moins de trente ans et plus du 70% est urbaine. La démocratisation de la scolarisation, indépendamment du sexe, a été réussie sur toute (ou presque) la surface du pays de même que l’accès à l’enseignement supérieur a connu un bond considérable ces dix dernières années, touchant désormais un jeune sur 5 ayant entre 20 et 30 ans

Chômage, coût de la vie, marché noir...

Le taux de chômage très élevé au sein de cette catégorie reste toutefois un des problèmes majeurs, contribuant de manière structurelle au rétrécissement, voire à l’anéantissement, des horizons d’avenir. La fin de l’âge d’or lié à la rente pétrolière, garante d’une sorte de stabilité sociale grâce à la distribution d’aides ponctuelles, a imposé un tournant d’austérité. Celle-ci, allant de pair avec l’augmentation du coût de la vie et la chute du dinar sur le marché noir, a amplifié les inégalités et les injustices sociales, creusant davantage l’écart entre le cercle restreint du pouvoir et de ses amis d’une part, et la majorité de gens « sans connaissances » de l’autre. Sur le plan sociétal, les répercussions se sont fait aussi entendre au niveau de la liberté d’expression, de plus en plus menacée.
Dans une atmosphère de restrictions multiples, l’opposition au cinquième mandat, dit le mandat de la honte, devient indéniablement un « texte » commun qui fait brèche. Grâce aux réseaux sociaux, l’indignation jusqu’alors silencieuse ou circonscrite devient audible par le plus grand nombre, à l’échelle nationale. Détournant le contrôle de l’information télévisée et radiophonique, elle se propage d’une catégorie à l’autre, d’une génération à l’autre, d’une ville à l’autre. Les moyens de communication instantanés ont été en ce début de mouvement extrêmement performants, dans le relais, si ce n’est l’émulation, des événements, souvent planifiés sur la toile. De Kherrata (wilaya de Béjaïa) où le 16 février une marche contre le cinquième mandat a rassemblé quelques centaines de personnes, à l’ensemble de l’Algérie, pas plus que deux semaines plus tard, un mot d’ordre fédérateur a été à l’origine de la naissance d’une « communauté imaginée 2.0 ». Avant d’en arriver à cette « Algérie 2.0 » que les militants brandissent, les déclinaisons du « non au 5e mandat » ont connu une connotation locale. Ainsi à Khenchela plusieurs milliers de personnes se sont réunies le mardi 19 février pour manifester contre le président de l’APC (Assemblée populaire communale) qui avait tenu des propos provocateurs à l’occasion de la visite de Rachid Nekkaz, candidat potentiel. Demandant que le portrait géant du Président Bouteflika, disposé à côté du drapeau, soit enlevé du fronton de la mairie, ils ont fini par l’arracher, le piétiner et diffuser la vidéo de cette scène sur les réseaux sociaux. Quelques jours plus tard, le 21 février, la même scène s’est produite à Annaba. Dès le lendemain la colère a fait tache d’huile dans tout le pays et s’est assez rapidement transformée en expression incarnée d’une nouvelle conquête populaire. Depuis, les événements se font écho, les images et les slogans circulent presque instantanément, les manifestations se répandent et se répondent, de plus en plus massives, de plus en plus régulières. À partir du vendredi 22 février, ce ne sont pas seulement Alger et les principales villes de la côte (Oran, Bejaia, Annaba) qui sont concernées, mais également Constantine, Touggourt, Adrar, Tiaret, Relizane, Tizi Ouzou, Bouira et Sétif. D’autres, dont Tlemcen, Skikda, Bordj Bou Arreridj, Ghardaia, se mobiliseront au fil des jours et des actions menées. Entre deux vendredis, des rendez-vous réguliers scandent les semaines : le mardi 26 février, le mardi 3 et le jeudi 5 mars les étudiants descendent dans la rue partout dans le pays, le jeudi 28 février les journalistes, le jeudi 7 mars les avocats, dont un millier environ a marché vers le Conseil constitutionnel. Jusqu’à ce 8 mars de mobilisation historique, qui a vu une population insurgée partager une même émotion, et un même désir, suivis dans les jours d’après par une forte mobilisation : grève générale, manifestations d’écoliers, d’étudiants, d’enseignants, débats citoyens…

pour l’article complet, cliquer sur : https://histoirecoloniale.net/A-l-ecoute-de-l-Algerie-insurgee-par-Giulia-Fabbiano.html

Giulia Fabbiano est anthropologue. Elle a publié Hériter 1962, Harkis et immigrés algériens à l’épreuve des appartenances nationales, aux Presses Universitaires de Paris Ouest, en 2016.

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