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1000autres.org : retrouver les victimes de la « Bataille d’Alger »

dimanche 9 décembre 2018, par Gérard C. Webmestre

L’association Maurice Audin et histoirecoloniale.net ont mis en ligne le 15 septembre 2018 un site internet comportant les notices individuelles d’un millier "d’autres Maurice Audin", enlevés en 1957 par l’armée française, victimes comme lui du système de terreur alors instauré délibérément par le gouvernement de Guy Mollet dans le département d’Alger. Un appel à l’identification de ces derniers ainsi qu’au témoignage de leurs proches était ainsi lancé. Après deux mois et demi, les historiens Malika Rahal et Fabrice Riceputi font ici un bilan d’étape.

Photo Marc Riboub
Photo Marc Riboub

1000autres.org, premier bilan : histoire, connaissance et reconnaissance

Par Malika Rahal et Fabrice Riceputi, historiens

En septembre 2018, nous avons rendu publique, sur le site 1000autres.org (1), une liste d’un millier de personnes enlevées à Alger en 1957 par l’armée française.
Durant la grande répression d’Alger, dite « Bataille d’Alger », de
janvier à l’automne 1957, des milliers d’Algérois ont en effet été pris
par les parachutistes français, beaucoup ont été détenus en des lieux
inconnus de leurs proches et torturés. Un grand nombre d’entre eux ont
été assassinés et leurs familles continuent aujourd’hui de rechercher la
vérité sur la disparition d’un ou une proche.

Notre liste est tirée d’un fichier de l’État colonial, jamais
communiqué et partiellement conservé aujourd’hui aux archives
d’Aix-en-Provence (ANOM). Ce fichier contient des avis de recherche dans
l’intérêt des familles établis entre février et août 1957 par la
préfecture d’Alger : les demandes de familles venues à la recherche d’un
des leurs, enlevé par les « paras », le plus souvent nuitamment à leur
domicile, ou au travail ou dans la rue, étaient collectées avant d’être
envoyées au commandement militaire dans l’espoir d’obtenir de lui une
information. Ainsi l’autorité civile tenta-t-elle, selon ses propres
termes, de « calmer l’émotion » considérable causée par une terreur
militaro-policière qu’elle avait elle-même organisée. L’armée n’apporta
une réponse jugée valable par la préfecture qu’à 30 % de ces demandes.
Ce fichier fournit donc une liste — très incomplète — des gens
recherchés par leurs proches en 1957.

Sa mise en ligne a été accompagnée d’un appel à témoignage qui a
d’ores et déjà permis principalement de confirmer que plusieurs dizaines
de ces personnes ont définitivement disparu ; des familles ont aussi
ajouté d’autres noms au fichier de départ ; les longues quêtes de
familles qui recherchent jusqu’à aujourd’hui la vérité sur « leur »
disparu.e, sont ainsi rendues publiques. La presse algérienne, qui
reparaît de façon légale à partir de juillet 1962 (d’abord Alger républicain puis al-Chaâb)
et publie des petites annonces de recherche des disparus, a commencé à
être utilisée pour confirmer les cas de personnes encore disparues à
l’indépendance.

Sans surprise, ces personnes sont dans leur majorité des « Français
musulmans », issus de la population colonisée, des Algériens souvent
modestes : dockers, ouvriers, petits marchands ou garçons de café. On
trouve également des femmes — une dizaine dans notre fichier. Très rares
sont les militants hauts placés dans l’organigramme du FLN. Seules
quelques figures connues émergent : le responsable du FLN Larbi Ben
M’hidi, l’avocat et militant Ali Boumendjel, tous deux assassinés, le
militant communiste algérien Maurice Audin, le membre de l’association
des Ouléma Larbi Tebessi tous deux définitivement disparus, les
militant.e.s Djamila Bouhired, Djamila Bouazza, ou Henri Alleg qui ont
survécu. Les militaires français savaient qu’aux yeux de l’opinion
française et internationale, beaucoup de ces tortures et exécutions
sommaires ne provoqueraient pas de vagues et que les victimes ne
seraient pas nommées publiquement, ni comptées avec exactitude.

La création du site 1000autres.org est donc d’abord une tentative de
rompre avec cet anonymat dans lequel la répression coloniale a tenu ses
victimes, en les identifiant publiquement. C’est aussi une collecte de
témoignages qui donne à voir une histoire de la « bataille d’Alger »
telle qu’elle fut vécue par les disparus et leurs proches : ceux qui ont
été pris par les parachutistes et ont survécu, portant parfois les
stigmates physiques et psychologiques de leurs tortures ; quant aux
proches (parents, époux et épouses, enfants, neveux et nièces), on
comprend en lisant leurs témoignages qu’ils ont eux-aussi subi la
terreur coloniale.

Un premier bilan de notre appel à témoignage montre que l’initiative
répond à une attente forte. En deux mois, bien que le site s’adresse en
français à une population très majoritairement non-francophone et à des
groupes d’âge n’ayant pas toujours un accès aisé à internet, 87
identifications ont été réalisées, dont 77 disparitions définitives
après arrestation, les autres personnes identifiées ayant survécu à leur
arrestation et à la torture. Rares sont les signalements de cas
d’enlèvement et de torture sans disparition : on les apprend parfois
presque incidemment, comme si l’expérience de la seule torture était
trop banale. En revanche, les nombreuses identifications d’un père ou
d’un grand-père disparu s’accompagnent bien de témoignages forts,
parfois très précis et assortis de photographies et d’autres documents.

On réalise en lisant les témoignages combien la méthode de
l’enlèvement, de la torture et de l’assassinat a atteint son but :
diffuser l’effroi par capillarité dans l’entourage familial et, au-delà,
dans le quartier et dans la ville. Ainsi, dans le cas de Rabah Milat,
nous avons reçu un message d’un petit-fils du disparu, puis de ses
enfants parlant d’une seule voix (« Nous enfants de feu MILAT RABAH »),
puis un troisième message de l’un de ses neveux (dont le propre père,
Cherif Milat, a également été enlevé et a survécu). Comme les enfants de
la famille Milat, plusieurs descendants de disparus racontent leur
souvenir traumatique d’enfant ayant assisté avec toute la famille à
l’enlèvement brutal d’un parent. Ils disent ensuite les démarches
obstinées, périlleuses et vaines, souvent accomplies par les mères et
les épouses, pour trouver la trace du fils ou du mari détenu
clandestinement. Les autorités préfectorales considérèrent que moins
d’une famille sur trois vint s’enquérir dans leurs bureaux d’une
disparition. Le chiffre est invérifiable : il indique que les autorités
elles-mêmes se rendent compte de la réticence — et sans doute de la peur
— qui empêchent les familles de venir aux nouvelles.

Les témoignages montrent également comment les familles privées de
justice et de vérité se sont constituées, tant bien que mal, des récits
qu’elles-mêmes savent incertains : tenant le guet parfois des jours et
des nuits durant devant des lieux de détention, comme Yamina Harchouche
qui s’est rendue pendant plusieurs mois à la préfecture avec ses filles,
les mères et épouses ont pu apercevoir la personne disparue ou obtenir
quelque information ; d’anciens camarades d’enfermement ont parfois
livré des contributions fragiles, ou des récits indirects ayant circulé
de cellules en salles de torture et en camps d’internement.

Ils disent enfin, comme pour Mohamed Djebbar ou Rabah Sadeg, l’espoir
d’un retour souvent encore jusqu’à l’indépendance, cinq ans plus tard,
espoir entretenu par quelques rares retours très tardifs et miraculeux ;
puis la douleur d’avoir à vivre à jamais avec un parent disparu,
cette « continuation de la torture par d’autres moyens » (Raphaëlle
Branche). Ils montrent que les familles ne renoncent jamais à connaître
les circonstances exactes de la mort et la localisation de la dépouille.
Dans le cas de Mustapha Lounnas, c’est tout un dossier qui nous est
parvenu comprenant des courriers à un député de l’Algérie, qui lui-même a
écrit au commandement des forces armées françaises en Algérie, ainsi
que des courriers échangés par la famille avec le Croissant-rouge
algérien basé à Genève.

Les témoignages montrent encore une frustration explicite, parfois
mêlée d’amertume et de ressentiment, de ne pas voir l’histoire tragique
du disparu et de sa famille connue et reconnue à l’égal de certaines
autres. Parfois, chez le fils de Rabah Sadeg, ceux de Mohamed Tazir et
de Mohamed Harchouche, ou chez la fille de Della Denai, le récit est
long, précis, avec un souci d’objectiver à la manière de l’historien un
drame longtemps resté privé et occulté et, de ce fait, encore plus
douloureux.
Les témoignages révèlent également les recherches qui
ont pu être menées en Algérie, dans les années qui suivent
l’indépendance, ou plus récemment. Le bureau de Aïn el-Benian de la
Fondation de la wilaya 4 a ainsi pu nous faire parvenir une liste de
disparus de cette localité. Les proches nous ont aussi indiqué quand les
noms de leurs disparus avaient été donnés à des rues d’Alger ou
d’autres villes, témoignant, à défaut de possibilité d’enterrer ces
morts disparus, de leur inscription dans l’espace urbain.

Enfin, on perçoit que certains placent un espoir sans doute démesuré
dans « l’ouverture des archives » de l’Etat colonial, où ils espèrent
que l’on trouvera la vérité si ardemment recherchée. Presque tous
expriment leur émotion devant la reconnaissance publique que leur offre
le site.

Ces réactions diverses interrogent nos pratiques d’historiens du
temps présent de façon très profonde, en nous mettant en contact avec un
grand nombre de témoins dont beaucoup n’ont jamais été interrogés, pour
constituer par le croisement des sources, un savoir scientifique sur
cette grande répression. Le lien électronique permet d’outrepasser
certaines barrières, mais ne doit pas cacher que tout le monde n’écrit
pas, ou que certaines personnes nous envoient des messages très courts
puis ne répondent plus à nos sollicitations. Quelques personnes se sont
adressées à nous directement en arabe, mais peu, sans doute en raison du
caractère majoritairement francophone du site. Il nous faut penser les
barrières des langues et de l’écrit électronique. Internet nous permet
cependant de créer un objet de savoir qui représente — au moins pour
quelques-uns qui le disent explicitement — un lieu de mémoire et de
reconnaissance, nous confiant du même coup la responsabilité d’en
assurer la pérennité.

(1) Site créé par l’Association Maurice Audin et Histoirecoloniale.net

26/11/2018

http://1000autres.org/premier-bilan

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